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premier volume 1878-1915

Sacrement, le chapelet et la prière, dîna à sept heures, puis passa au salon s’enfoncer dans un roman de Walter Scott. À neuf heures sonnant, oh ! mais sonnant, je pense bien, un domestique apporta les bougeoirs ; l’amiral donna une poignée de main à chacun, dit bonsoir et prit la route de sa chambre. Le lendemain, il recommença de la même façon, puis le lendemain, puis le surlendemain encore, puis toujours. Et ce fut ainsi, à la minute, pendant les trois mois que M. le Comte de Cuverville… prit ses vacances !

Mais ce qu’il fallait admirer plus encore que cette incroyable puissance de travail chez un vieillard de soixante-quatorze ans, c’était la conception haute et ferme du devoir qui l’attachait à l’étude. M. de Cuverville n’était pas breton de naissance ; il l’était par l’âme, par le caractère. Sa religion de l’honneur, son inflexibilité de conscience, comme sa foi de chrétien, avait l’impassibilité rigide et hautaine des menhirs. Il se regardait comme comptable à la France et à Dieu de tous les moments de sa vie. Il ne sortait de chez lui que pour aller à la messe et aux vêpres, le dimanche, à l’église paroissiale de Penvénan ; et il ne s’absentait de Penvénan que pour un pèlerinage à Sainte-Anne-d’Auray, un autre à Notre-Dame de Folgoët et un dernier, le 16 octobre, au Mont-Saint-Michel. Rien au monde n’eût pu l’empêcher de se trouver à son siège sénatorial dès le jour de la rentrée, comme la maladie seule pouvait expliquer chacune de ses absences. Et ses vacances, il les employait à préparer le travail de la session prochaine. L’amélioration du système des canaux français, un vaste plan de navigation intérieure, l’outillage du port de Brest dont il rêvait de faire le terminus des paquebots transatlantiques, tous ces problèmes et ceux de l’armée et ceux de la marine, et les intérêts catholiques, et une vaste correspondance le faisaient se crucifier à sa plume et à ses livres. Un de ses fils, officier de dragons à Dinan, s’était bien promis, un jour que l’amiral passait là, de retour du Mont-Saint-Michel, de le retenir quelques heures pour lui faire voir son enfant nouveau-né. L’amiral descendit sur le quai de la gare, échangea avec son fils une cordiale poignée de mains, le félicita de l’heureux événement et… remonta en voiture pour s’en aller terminer au plus tôt, je ne sais plus quel mémoire sur les canaux de l’Yonne.

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