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mes mémoires

à ceux du château, cette prière faite d’énergie et d’espérance, prononcée par un vieillard que tant de défaites n’avaient pu lasser, prenait là, dans la poésie mystérieuse du soir, devant le petit tabernacle où le Maître était si près, je ne sais quel accent ému et pénétrant qui allait jusqu’au fond du cœur et faisait s’abattre le front profondément dans les mains.

Après le dernier Notre Père, la même voix s’élevait encore pour des invocations ardentes au Sacré-Cœur, à la Sainte Vierge, à sainte Anne et à saint Michel.

Le Sacré-Cœur, la Sainte Vierge, saint Michel ! Ces trois noms renfermaient ses dévotions les plus chères. « Je m’en tiens aux grandes dévotions de l’Église », répétait-il souvent. Et on l’avait vu s’employer avec zèle à propager la dévotion au Sacré-Cœur et à saint Michel. Il aimait à vous faire voir, en feuilletant son journal de bord, que tous les événements merveilleux de sa vie — et il y en avait de presque miraculeux — lui étaient arrivés un premier vendredi du mois. Aussi bien, la statue du Sacré-Cœur dominait-elle à l’entrée du château. Et lorsqu’il vous racontait ses moments critiques en mer, il fallait entendre de quel langage naïvement familier, ce vieux serviteur du Christ usait dans ses prières : « Lors donc, je dis au Sacré-Cœur… Et puis, j’avisai donc saint Michel… »

Saint Michel ! Quel culte il avait voué au grand archange ! Il se faisait bien un peu l’aide de camp du Général en chef du bon Dieu. Il entrait dans des indignations superbes pour reprocher aux catholiques de France leur tiédeur et leur oubli. À l’avant de tous les navires qu’il avait commandés, il avait fait placer dans un reliquaire, des médailles et une statuette de saint Michel. On le savait à bord. Et aussi, une frégate, un cuirassé venaient-ils à sauter dans quelque formidable explosion, les marins de M. de Cuverville ne manquaient jamais de se dire entre eux : « Pas de danger que ça nous arrive à nous ; saint Michel est en avant qui veille. » Quand l’Amiral Duperré fut mis au vieux fer, le matelot qui était allé enfouir près de l’éperon les précieuses amulettes, alla les reprendre secrètement, et un jour il entreprit le voyage de Bretagne pour rapporter à son amiral ce qu’il appelait les « reliques » de saint Michel.