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premier volume 1878-1915

du diocèse de Chicoutimi) et moi-même. Un compatriote qui nous eût rencontrés dans les rues de la petite ville fribourgeoise, eût aperçu trois graves clergymen, la canne à la main. Le costume laïque était d’obligation. À la suite de l’irruption des religieux expulsés de France, le gouvernement du canton catholique, par prudence, interdisait aux étudiants ecclésiastiques venus de l’étranger, le port de la soutane. La canne, presque obligatoire elle aussi, servait à nous protéger, surtout l’hiver, dans les rues de la ville, en pentes roides et escarpées.

Pendant ces années 1908-1909, à quoi pensent, à quoi rêvent ces trois petits Canadiens, passablement isolés, dans leur coin d’Europe ? Ensemble, dans nos promenades le long de la Sarine, petite rivière qui promène à travers la ville ses vivants détours, nous causons souvent du pays. Ce cher pays, comme on l’aime de loin ! La distance nous masque si bien les lacunes et les misères qui, de proche, nous affligent si vivement. Tous trois, comme cela va de soi, nous rêvons de faire merveille de retour au Canada et nous échangeons nos projets d’avenir. L’enseignement, pensons-nous, ne peut manquer de nous happer. Nos projets s’orientent de ce côté-là. Et, dans ce bouillon universitaire de Fribourg où les idées mijotent comme sous un feu ardent, qui s’étonnera que nos projets ne s’épargnent même point l’extravagance ? Pour ma part, je consigne, dans un cahier, les projets ou réformes qui me hantent l’esprit ou l’imagination. Je n’ai pas oublié les misères de mon premier professorat. Je rêve donc d’une École normale supérieure, réforme qui me paraît primordiale, fondamentale. Comment admettre, en effet, que l’on puisse jeter, dans le terrible ministère de l’éducation de la jeunesse, de pauvres gens totalement dépourvus de préparation, sans même le droit de se récuser pour raison d’incompétence ? Je songe non moins à la transformation que subirait notre enseignement classique le jour où personne n’y pourrait plus aborder que dûment qualifié : qualifié en sa spécialité, par études pédagogiques et universitaires, et qualifié surtout en son rôle d’éducateur, seul rôle par quoi se justifie spécialement la présence du prêtre dans un collège catholique. Je rêve encore de renouveler l’enseignement de la littérature : autre réforme que j’allais préconiser, dans les années prochaines, en l’un de nos congrès de collèges