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premier volume 1878-1915

le couvent du village. Comment donc avait-elle vaincu la résistance de son père et de sa mère, fortement opposés comme beaucoup de parents de l’époque, à l’instruction ? Elle-même, quoi donc l’avait poussée à se faire instruire, elle qui serait la seule de sa famille à savoir lire ? Sur ce fait de son enfance, ma mère s’est toujours montrée réticente. Les Sœurs de Sainte-Anne, récemment nées dans le village, auraient-elles sollicité la petite fille ? Elle-même, elle le prétendit plus tard, avait-elle senti l’appel à la vie religieuse ? Presque exilée à l’Île-Cadieux, elle résolut de prendre quand même le chemin de l’école. Il lui fallait se faire transporter en canot, par son grand-père, sur la terre ferme, puis marcher soir et matin plus de trois milles, dont près d’un mille à travers bois. L’héroïque enfant marcha ses six à sept milles par jour. « Le soir, lui disions-nous, à travers bois, vous ne deviez guère vous sentir brave. — Non, mais j’aimais tant l’école. — Et l’hiver, dans la neige ? — Je m’étais battu un chemin. »

La voici à ses treize ans. Ses parents n’en peuvent plus de la voir mener cette vie paresseuse de fillette de couvent. Ils l’engagent chez des habitants du Détroit au salaire fabuleux d’une piastre par mois, salaire qui s’élèvera plus tard jusqu’à $2.50 plus le supplément d’une paire de souliers de bœuf et d’une jupe de flanelle. Quelques mois avant son mariage, la jeune fille gagnera la somme exorbitante de $5.50 par mois. L’engagée à une piastre par mois commence sa journée à 4 heures du matin pour la terminer à 11 heures du soir, quand ce n’est pas à minuit. L’été, elle travaille aux champs autant qu’à la maison. Le soir, puisqu’elle est la seule instruite en son bout de rang, elle prépare à leur première communion les garçons et filles des habitants voisins. Elle leur enseigne le catéchisme par cœur, la plupart ne sachant point lire. Les engagés chez les habitants d’alors déjeunent, le matin, avec une grillade de lard, des patates, un morceau de pain, pas plus qu’un morceau ; on dîne encore avec un petit morceau de lard, un morceau de pain, une demi-tasse de lait. Quand on travaille aux champs, on mange parfois l’après-midi un concombre pour collation. Le soir, on soupe avec de la soupe aux pois, des patates froides, un peu de lait et de beurre. Après ce noviciat qui va durer neuf ans, ma mère épouse Léon Groulx. Où les deux jeunes gens se sont-ils rencontrés ? « Le mystère d’un être,