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mes mémoires

contemplé dans la rencontre si improbable, si hasardeuse de son père et de sa mère, a écrit Jean Guitton, est inexplorable. » Léon Groulx et Philomène Pilon habitaient le même rang, l’Île-Cadieux n’étant qu’un prolongement des Chenaux-nords. Le cavalier aurait-il été l’un des élèves au catéchisme de la jeune Philomène ? Ma mère, très discrète sur ses histoires d’amour, ne nous en a jamais rien confié. Les noces du jeune couple n’offrent rien d’extravagant. Après leur mariage (9 janvier 1872), les époux vont prendre leur dîner — non chez les parents de l’un ou de l’autre — mais chez un villageois, Amable Sagala, témoin du marié. La veillée se passe chez un ami, Noël Campeau, du Détroit ; puis on s’en va coucher chez soi, dans les Chenaux. Léon Groulx préférera louer sa terre plutôt que la cultiver. Ambitieux d’achever de la payer le plus tôt possible, il retourne travailler aux États-Unis d’où il revient avec les fièvres tremblantes. Il s’oriente alors d’un autre côté ; le printemps il court de nouveau au-devant des « cages » qu’il conduit jusqu’à Québec. Il n’est pas chez lui à la naissance de son deuxième enfant ; le registre paroissial le désigne cette fois sous l’appellation de « voyageur ». En réalité il ne cultive sa terre que deux ans avant sa mort. Il meurt en effet le 20 février 1878, au cours d’une épidémie de petite vérole. Deux villageois viennent ensevelir le mort, à l’insu de leur femme ; un seul vient prier au corps ; grand-père Pilon console sa fille à travers un carreau. Ma mère reste pratiquement seule pendant trois jours, son mari sur les planches, entourée de quatre enfants tous atteints du terrible mal. La dépouille mortelle de Léon Groulx reste sur le perron de l’église pendant le service funèbre. Le mort laisse quatre enfants en bas âge : Angélina (4 ans), Albert (3 ans), Julien (18 mois), Lionel (6 semaines). Je n’ai donc pas connu mon père. Tel que me l’a décrit ma mère, il était de taille moyenne, environ cinq pieds six pouces ; il avait le teint coloré, des cheveux châtains, bouclés, les yeux bruns, le nez légèrement arqué. Il aimait beaucoup ses enfants, fumait peu, était sobre, économe. Cet homme, « donné » à l’âge de cinq ans et qui avait passé sa jeunesse dans les chantiers, avait, à sa mort, presque entièrement payé sa terre. Ma mère me l’a encore décrit joyeux, intarissable taquin. Une photographie de lui sur verre, que l’on m’a brisée mais que j’ai longtemps conservée, me l’avait montré tel qu’il fut à vingt ans, ruisselant de jeunesse, beau, la figure vive, gaie, encadrée d’une abondante