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premier volume 1878-1915

Mgr Émard nous arriva enthousiasmé, emballé de ce qu’il avait vu à Londres. Pour lui, l’Angleterre laissait présager la nation apostolique de l’avenir. L’ « Île des Saints », en train de se reconstituer ! Lyrisme candide qui, au dîner, vient tout près de provoquer un coup de théâtre. J’observe l’amiral ; je connais ses sentiments sur l’Angleterre. Il est de ces rares Français réalistes qui ne parlent qu’avec un petit sourire au coin des lèvres de « l’entente cordiale » où se complaît alors naïvement la politique du Quai d’Orsay. Si sévère qu’il soit pour son pays, pour sa sotte politique antireligieuse, l’amiral ne m’a jamais parlé qu’avec la plus vive admiration de l’œuvre missionnaire de la France. Cette œuvre, en ses croisières sur tous les océans, il a pu l’apprécier ; il l’a rencontrée sur tous les points du monde. Pour lui, malgré ses misères profondes, douloureuses, la France apostolique n’a pas dégénéré. L’enthousiasme anglophile de l’hôte épiscopal sonne donc étrangement à Crec’h Bleiz. L’évêque n’est pas à bout de son élan lyrique que le poing de l’amiral, énergique, s’abat sur la table. — « Eh bien, non ! Monseigneur, cela ne sera pas ! » ponctue le vieillard, les lèvres, la moustache en bataille. En phrases brèves, incisives, il raconte ce qu’il a vu, attaché d’ambassade, à la cour de Londres : il dit en quelle posture, en ses croisières, il a trouvé partout l’Angleterre rapace, bousculant toutes les compétitions, jamais assouvie. En regard il décrit l’œuvre presque universelle du missionnaire français… œuvre incomparable dans l’Église qu’aucune nation ne dépassera jamais, surtout pas la protestante Angleterre… Interloqué, Mgr Émard comprend ; il s’est par trop hasardé. Habilement il entreprend de retraiter. Mais c’est pour autre chose que je rappelle cet incident. Pendant les deux ou trois jours que Mgr Émard passe à Crec’h Bleiz, l’amiral a mis sa voiture, une auto, à notre disposition pour la visite des environs. L’une de nos randonnées nous conduit au monument des martyrs du Quiberon. Et Mgr Émard de s’extasier : « Voilà ce que c’est qu’un peuple qui a une histoire ! Nous, nous n’en avons point ! » Monseigneur avait pour compagnon, le procureur de son évêché, M. Marleau. Et M. le procureur de se battre les flancs pour relever l’affirmation de l’évêque :