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mes mémoires

— Mais nous n’avons pas encore atteint notre âge héroïque.

— Il y a longtemps que nous l’avons dépassé, tranche l’évêque.

Le propos me paraît une sorte de profanation. Pourtant il ne m’étonne point. Jeune séminariste, j’ai vécu six mois à l’évêché. En son temps, Mgr Émard n’est pas une exception. Il appartient à une génération qui, au collège, n’a rien appris de l’histoire de son pays, ou si peu que rien. Que de fois, parmi les contemporains de mon évêque, ai-je pu constater la même et déplorable carence. Carence, ignorance qui aura laissé deux générations peut-être de Canadiens français, sans réflexes nationaux devant les méfaits de la politique, pendant les pires crises de leur pays et de leur nationalité. Ignorance qui aura permis à l’esprit de parti de s’installer si superbement dans l’âme de notre petit peuple.

Donc, ce jour-là de l’été 1909, de retour à Valleyfield, j’entre dans la salle de ce congrès d’institutrices. Mgr Émard a la parole. Et qu’entends-je ?

— Ah ! mes enfants, quelle belle histoire que la nôtre !

J’en crois à peine mes oreilles. Où suis-je ? Que se passe-t-il ? Je ne tarde pas à comprendre. 1909 ! L’on prépare de tous côtés le grand congrès eucharistique international qui doit avoir lieu à Montréal, en 1910. À l’évêque de Valleyfield, on a proposé ce sujet d’étude : par quels moyens concrets, quels symboles, les missionnaires de la Nouvelle-France ont-ils fait comprendre aux Indiens, le dogme de l’Eucharistie ? Mgr Émard s’est plongé dans les Relations des Jésuites. De là la soudaine illumination. L’évêque a découvert l’histoire de son pays ; il en a même découvert la beauté. Et il en parle avec l’enthousiasme ingénu d’un Christophe Colomb, de retour des Indes.

Ce jour-là, Mgr Émard, d’excellente humeur, à peine dégrisé de son lyrisme, répond au plus ardent de mes désirs : je retournerai au Collège ; j’y reprendrai ma classe de Rhétorique. Je rentre à Valleyfield heureux ; pourtant je me sens mi-inquiet. Trois ans d’absence et surtout d’absence au loin, en Europe, suffisent