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premier volume 1878-1915
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mouton, et surtout petit poulain ! Petites choses, très petites choses. Et pourtant quelle joie que de découvrir un matin, dans l’herbe haute et mouillée, une mère-poule qui a couvé « à la dérobée » et s’en revient, gloussant, un peu honteuse, dirait-on, de sa désertion, entourée de ses poussins éveillés, aussi agiles et sauvages que des perdreaux. La naissance d’un animal, surtout du troupeau bovin ou chevalin, c’est un nouveau venu, un personnage qui entre dans la vie de la ferme. Il portera un nom ; il aura sa petite histoire. La naissance d’un poulain, à cette époque où le cheval gardait son entier prestige, celui de l’inséparable compagnon de travail, à cette époque, dis-je, la naissance d’un poulain mettait tout le rang en alerte. Les voisins accouraient voir la merveille. Et les pronostics d’aller leur train autour du nouveau-né : il serait bon cheval de labour, à cause de ses jarrets solides et de sa forte culasse ; il serait trotteur, bon routier, à cause de son œil vif et de ses pattes fines ; il serait rouge, noir, brun, gris à cause de la couleur du poil autour de ses yeux.

Un autre événement de la ferme comptait alors pour beaucoup dans nos impressions de petits paysans. Un jour, nous étions aux champs, parfois même sur l’autre terre, ou nous sortions de l’école ; un appel, un cri jaillissait dans l’air. Il venait du « chez-nous », de la maison. Son d’un cor, que nous appelions un porte-voix, son bien connu. C’était la maman qui embouchait le porte-voix. Et cela voulait dire : « Un jeune essaim d’abeilles est sorti. Venez vite ! » Nous partions à la course. Du reste, d’autres sons nous arrivaient : sons rythmés d’un tam-tam à résonances sonores, multiples, agitées. Tam-tam bien connu, lui aussi, à nos oreilles. Chez nous, en pareille circonstance, le porte-voix déposé, la maman mobilisait tout son petit monde. Elle mobilisait aussi toute sa vaisselle en fonte, en fer-blanc. Et les petits, un bout de bâton, une cuillère à la main, de frapper à coups redoublés sur le fond des poêles à frire, sur les casseroles. Comme au temps de Virgile ! Ah ! quel plaisir que ce joli vacarme ! Nos tam-tams remplaçaient le tintement des clochettes et le bruit des cymbales de Cybèle, bien convaincus, nous aussi, que notre musique, si magnifique jazz avant la lettre, ferait se poser quelque part, dans le jardin, au bout d’une branche de pommier ou de prunier embaumé, le nuage des petites mouches prises d’une danse folle dans l’air chaud. Le papa