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mes mémoires

arrivait. Je le revois, encapuchonné dans son costume de circonstance, les mains, les bras bien recouverts par le tissu de coton blanc. Plus instruits, nous l’aurions pris pour quelque prêtre arabe en train d’accomplir un rite sacré. Les jeunes abeilles, eût-il semblé, n’attendaient que cette arrivée. Tout à coup, un peloton nous apparaissait sur un arbre. Et le peloton grossissait, se développait en cône. Les jeunes mouches se groupaient, attendaient leur ruche neuve. Le papa la tenait entre ses mains. Pour mieux attirer les jeunes frivoles, il avait enduit de sirop ou de sucre, à l’intérieur, la petite demeure carrée. En quelques minutes, l’essaim nouveau allait s’y blottir. Plus tard, au collège, je traduirai, dans les Géorgiques de Virgile, le long poème consacré aux abeilles. Avec quel charme je retrouverai mes souvenirs d’enfant. Ces industrieux insectes, bien cachés en leurs maisonnettes et y accomplissant un si merveilleux travail, quels mystères ils évoquaient pour nous. Comme le délicieux poète latin, nous n’étions pas éloignés de penser qu’un peu d’âme divine, un peu d’une émanation de l’esprit éternel habitait les abeilles :

His quidam signis, atque haec exempla secuti.
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aetherios dixere

Nos joies les plus aimées, la grève, en face de la maison, nous les fournissait aux jours d’été. Une légère bande de sable s’épandait au soleil. Et pour un arpent ou deux vers le large, l’eau ne s’approfondissait qu’insensiblement. Donc, nul danger de s’y amuser. Nos petites culottes retroussées aussi haut qu’il se pouvait, nu-pieds sur le sable frais, que d’heures passées là, les jours où le vent du nord ou le vent d’ouest voulaient bien laisser calme l’eau de la rive ! Notre plus cher plaisir consistait, comme pour tous les enfants, en cette délectation unique, de nous tremper les pieds dans l’eau. Nous collectionnions les coquillages, faisions lever, sous les roches, les écrevisses, les colimaçons, capturions, dans le creux de la main ou dans un vase, pour les voir de plus près, les « ménés » qui, par troupes, semblaient s’amuser à nous tourner autour des jambes. Nos amusements sur la grève ne laissaient pas, certains jours, de se faire plus compliqués, de s’orienter vers l’aventure. Nous avions beaucoup de parents, oncles ou grands cousins « voyageurs » ; ils habitaient le village de Sainte-Anne-de-Bellevue,