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premier volume 1878-1915

et d’absorber tous les groupes français, y compris celui des provinces maritimes. En vain, avons-nous protesté de nos bons sentiments, exprimé le chagrin et surtout la surprise que nous faisait éprouver un tel accueil, rien n’y fit. Il fallut nous séparer dans cette atmosphère d’amertume.

Donc, le Père Villeneuve et moi nous nous rendions chez l’abbé Hébert, avec l’espoir d’en avoir le cœur net et, si possible, de percer l’énigme. À notre départ de Montréal, l’abbé Perrier m’avait fait un grand éloge de son ami de Shédiac. Celui-là avait appris à connaître les Canadiens français. Il pourrait juger hommes et choses avec plus de sérénité. Un soir, sur la galerie du presbytère de l’abbé Hébert, nous causons dans la demi-obscurité. L’énigme se dissipe. Esprit calme, d’un grand bon sens, l’abbé s’ouvre avec facilité et franchise. L’hostilité ou la méfiance entre Acadiens et Canadiens français n’est pas à nier. Les causes sont multiples. Les Acadiens ont été si malheureux, nous dit l’abbé ; dans la famille française, au Canada, ils restent une minorité ; rien d’étonnant qu’ils soient susceptibles. Leurs frères canadiens les ont-ils toujours compris ? On leur a envoyé des prêtres de langue française en Acadie. Parmi ces prêtres, il s’en est trouvé d’excellents ; il y en eut d’autres ; les évêques n’aiment pas toujours se passer de leurs meilleurs sujets. Or, parmi ces derniers, combien n’ont pas su se montrer, pour leurs ouailles acadiennes, des pasteurs « compréhensifs » ? Ils se sont souvent moqués du particularisme acadien, de leurs mœurs, de leur langage… Combien aussi ont fait pire et, par arrivisme, ont courtisé les pires ennemis des Acadiens, les évêques irlandais, ont travaillé avec eux à les angliciser de gré ou de force. Des congrès acadiens ont eu lieu ; on y a invité des orateurs canadiens-français. Ceux-ci, avec un sans-gêne et une maladresse insignes, ont repris la thèse des curés canadiens-français irlandanisés. Ils ont reproché aux Acadiens leur « manie » de faire bande à part dans la famille franco-canadienne. Pourquoi ne pas donner la main au groupe canadien-français, renforcer ensemble l’influence française au Canada ? Pourquoi une fête nationale spéciale en Acadie ? Un drapeau distinctif, des sociétés d’assurances et des sociétés nationales distinctes, etc., etc. ? L’abbé cite des faits, des noms. Hélas, en l’écoutant, nous nous sentons bien incapables de le contredire