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premier volume 1878-1915

l’aider, selon l’expression populaire, à « faire à manger » : préparer les pâtisseries, les viandes pour les fêtes. J’affectionnais cette tâche dans la maison endormie, tâche qui me conférait une sorte de privilège ou privauté sur mes frères et sœurs. Et j’aimais, oh ! combien, l’odeur des ragoûts, des tourtières, des beignes en cuisson. J’aimais aussi surveiller le feu, le mettre à point, bref, assumer un rôle que je sentais considérable. La veille du jour de l’an, ma mère me gardait avec elle jusque vers le coup de minuit. Mais le coup sonné, elle me disait : « Maintenant va te coucher. Le petit Jésus va passer. Si tu veux qu’il te laisse quelque chose, il faut que tu sois dans ton lit et bien endormi ! Et n’oublie pas de pendre ton bas ! » Les enfants de mon temps croyaient au petit Jésus de la nuit du jour de l’an. Les sordides commerçants n’avaient pas encore chassé, de l’imagination des petits de chez nous, l’image gracieuse. Le petit Jésus donnait peu ; il proportionnait ses dons à l’état de fortune des familles et des modestes désirs des enfants de ce temps-là. Mais le matin, à la première clarté du jour, avec quel empressement, d’un coup brusque des reins, nous nous élancions vers nos bas pendant au pied de nos lits ! Un petit paquet en gonflait la jambe. Quelle joie ! Et Bon Dieu, qu’on pouvait être heureux, jadis, avec une poignée de bonbons mélangés, complétée parfois d’une simple orange ! Un babil de fête emplissait la maison. Bientôt tous levés, notre premier mouvement nous jetait au cou de notre mère ; puis, c’était l’alignement à genoux pour la bénédiction paternelle. Toujours ému, la voix mal affermie, le chef de famille prononçait sur la tête de chacun, la même formule : « Oui, mon enfant, je te bénis et que le Bon Dieu te bénisse ! » Une journée de bonheur, de bonheur presque entier, commençait.

J’ose le répéter, la maison grise des Chenaux abritait une famille heureuse. Nous étions de deux souches paternelles. Ma mère, devenue veuve en 1878, six semaines après ma naissance, n’avait pas tardé à se remarier. Son second mari, Guillaume Émond, avait adopté comme les siens, les enfants du premier lit. Entre nous régna toujours l’accord le plus parfait, le lien d’une fraternité indissoluble, lien pareil à celui qui ceignait les anciennes gerbes de blé. Avant les grandes séparations du collège et celles des mariages, nous étions cinq garçons et cinq filles et les deux groupes, d’âge à peu près équivalent. Quelles parties de plaisir