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mes mémoires

des députés ronflent, le feutre abattu sans façon sur le visage. Lui, tête nue, une tête blanche, mais de chevelure restée intacte, le buste droit, renvoyé quelque peu en arrière, paraît méditer son discours. Sa main, une main d’aristocrate, remue discrètement quelques feuilles de papier. Sir Wilfrid se lève ; les applaudissements de ses partisans éclatent, nourris, chaleureux. Dans sa redingote noire, ornée d’une fleur discrète à la boutonnière, il me paraît grand, mais surtout élégant. Sur un entourage où tout n’est pas distinction, il fait vivant contraste. Il parle. La voix n’a plus, sans doute, les magnifiques sonorités qui ont valu jadis à l’orateur le surnom de silver tongue speaker, l’orateur à la langue d’argent. Elle reste pourtant agréable, mais de tons moelleux plutôt que robustes ou énergiques. L’orateur s’anime peu à peu, gesticule, non pas avec fougue, mais avec une ardeur française qu’on sent délibérément contenue. Et l’on devine qu’en sa jeunesse il a pu être, sur les hustings, un redoutable jouteur. Redevenu chef de l’opposition, après un règne de premier ministre de quinze ans, règne particulièrement brillant, puis arrivé à un âge où il ne peut guère espérer reprendre le pouvoir, l’orateur, me semble-t-il, beau type d’orateur parlementaire, manifeste trop peu d’assurance, sinon de vigueur combative. Lâché, du reste, au cours de la guerre par tous ses lieutenants anglo-canadiens, sauf un ou deux, l’homme, m’a-t-on dit parfois, désillusionné, douloureusement éclairé sur le drame latent des deux races, n’aurait jamais retrouvé ni l’aplomb, ni la belle confiance de ses glorieuses années. Pour tout dire, encore que, ce jour-là, j’aie goûté convenablement l’orateur, son discours ne m’a paru ni fort ni impressionnant. Combien pourtant je l’apprécierai davantage lorsque je verrai se lever, en face de lui, pour donner la réplique, son rival, sir Robert Borden ! Laurier était svelte, l’élégance même. Sir Robert, de tête carrée, d’épaules carrées, était plutôt massif, comme était massive son éloquence : éloquence d’avocat, d’une dialectique qui se voulait triomphante, presque brutale, où le front,