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deuxième volume 1915-1920

de tomber, M. le Ministre », Lemieux a aussitôt rétorqué : « Où trouver endroit mieux choisi pour une chute de ministère ? » Trop jeune prêtre, je n’assistais pas au banquet réservé aux officiels. Mais le lendemain, de passage à l’évêché, je me souviens avec quel enthousiasme mal dissimulé, Mgr Émard, encore tout entier à l’allégresse de la veille, me montre un portrait de Laurier en je ne sais quel volume : « Regardez-moi cette tête ! », me dit-il. Et il me fait part d’une confidence de son hôte de la veille : « Tous les soirs, aurait dit Laurier, ma femme et moi nous disons notre prière ensemble. Et vous ne sauriez croire quel bonheur j’éprouve à me sentir en communauté de foi avec mes compatriotes. »

C’est encore à peu près vers ce temps-là, qu’à l’occasion d’une élection, j’entends pour la première fois M. Laurier. Il est de passage à Valleyfield. Les autorités du Collège lui offrent une petite réception. Il vient entouré d’un état-major. Les yeux des collégiens ne sont pas assez grands pour observer le grand homme. J’y apporte plus de réserve, sinon plus de scepticisme. Le grand homme, visiblement fatigué, ne dit que quelques mots. Je suis franchement choqué de la banalité de ses propos, et en rigide professeur de Rhétorique que je suis, je le trouve même incorrect et gauche en ses gestes. Pas un mot de quelque élan, de quelque panache devant cette jeunesse d’oreille pourtant réceptive. Quelques phrases qui traînent sur le terre à terre et débitées du ton d’un homme qui s’acquitte d’une corvée. Une fois de plus, je constate la pauvreté d’esprit et d’idées de la plupart de nos politiciens lorsqu’on les sort de la politique et qu’il leur faut aborder des thèmes plus élevés.

J’aurai pourtant l’occasion de me reprendre et d’entendre un jour l’orateur parlementaire sur la scène où, disait-on, il excellait. Ce sera à Ottawa, lors d’un débat à propos de ce que l’on appelle, dans le jargon rituel, l’adresse en réponse au discours du trône. Depuis l’incendie des édifices du Parlement, le 3 février 1916, les Communes siègent au Musée Victoria. Assez pauvre salle, dépourvue de toute majesté. En séjour dans la capitale pour recherches aux Archives, je me rends au Musée assister à la joute traditionnelle des deux chefs de parti. Un homme sur les banquettes attire les yeux sans effort. Je puis l’observer de très près. À ses côtés, pas très loin, en attendant l’ouverture de la séance,