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mes mémoires

jeter un coup d’œil sur les champs. Le lendemain, avec mon frère aîné, nous expédions quelques-uns de ces menus travaux qui prennent place entre les semences et les foins : sarclage, renchaussage de patates et de blé d’Inde, réparations de clôtures dans les pacages. C’est l’occasion pour moi de me faire raconter la petite histoire de la famille, de la parenté, de la paroisse, pendant mon absence. Puis l’heure vient de la fenaison et des récoltes. À cette heure de ma jeunesse, j’ai l’âme passablement bucolique. Pour moi chaque pièce des terres paternelles a son histoire, porte ses souvenirs, en particulier ceux des vacances passées : effluves de mon enfance que les haies fleuries, les arbres, le vent me jettent au visage. Entre 1890 et 1900, les travaux des champs sont durs ; il y faut les deux mois de l’été. Tout se fait à la fourche et à force de bras. Parfois, j’en conviens, je me sens las et même excédé de fatigue. Mais un seul après-midi dans le vent chaud qui gonfle et sèche nos chemises, un retour à la maison, par un beau soir, les jambes pendantes au bord de la charrette, les yeux sur la pastorale dorée par le couchant, rien que cela me fait tout oublier.

Devenu séminariste, ces joies prennent fin. N’enlève pas alors qui veut sa soutane. Le port en est de rigueur. On peut l’enlever pour le bain à la grande eau. Et encore, sans être vu… Mais l’eussé-je enlevée, même pour travailler aux champs, aider mes parents, que les voisins, intrigués, scandalisés, n’auraient pas manqué de se dire : « Tiens, le garçon à Chose a défroqué ! » Mais comment travailler au grand soleil, charger son « voyage » de foin ou de javelles avec une soutane noire bien fermée au col ? Et surtout, au risque de déchirer son vêtement ou de le rendre inserviable, alors que le coût d’une soutane absorbe plus de la moitié du salaire annuel d’un séminariste : son $40 ? J’ai dû renoncer à mes travaux coutumiers et organiser autrement mes vacances. J’en profite pour apaiser ma fringale de lecture, fringale qui, parmi les occupations accaparantes du collège, reste toujours insatisfaite. Que d’heures merveilleuses j’ai passées, par exemple, sur la petite pointe de terre qui, en face de la maison paternelle, s’avance sur la rivière ! Nous sommes au temps où le rang des Chenaux, encore peu envahi par la villégiature, garde le calme des fonds de campagne. À peine y voit-on défiler un jour ou l’autre, la voiture d’un étranger. L’herbe pousse entre les traces