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mes mémoires

grands garçons et de grandes filles, consistait à nous taquiner. La taquinerie, nous les garçons, nous la maniions parfois avec cruauté. Elle avait peu de prise sur la grande sœur aînée qui encaissait sans jamais répondre. Elle savait rire : elle ne savait pas se fâcher. Devenue femme, mère de famille, cette possession de soi lui serait précieuse. Rarement en elle verra-t-on la mère qui gourmande ; elle sera la mère qui commande, de cette manière brève, calme, qui confère tant d’autorité. À ce don du commandement, elle joignait l’esprit de foi que tous nous emporterons de chez nous : foi de notre père et de notre mère, foi incorporée à l’âme, non pas foi d’instinct, mais foi de vieille tradition chrétienne qui inspirera nos vies d’enfants, nous dictera de très haut, avec force et prestige, nos gestes de petits croyants. Mère de sept enfants, à l’âge de trente-quatre ans, la sœur aînée me parle souvent de ses responsabilités. Elle croit en ma pauvre expérience d’éducateur ; elle sollicite des conseils. Aujourd’hui que je vois ce qui se passe, hélas, dans les familles, j’admire encore davantage cette jeune mère qui croyait à l’éducation familiale et qui s’en faisait le plus grave et le plus aimé de ses devoirs. Elle m’avait donné mes premiers neveux, mes premières nièces. J’ai vu grandir, avec combien de charme, la chère nichée. Mais je me disais aussi que leur mère manquerait à ces enfants si elle venait à partir !

Partir ! Elle avait été la première à poser le geste du départ : la première à se marier. Événement joyeux mais qui, dans les familles, s’empreint malgré tout d’un peu de mélancolie. C’est qu’il annonce la première dislocation de la petite communauté. Ma sœur aînée serait aussi la première à donner le signal des grands départs, la première à mourir parmi les grands d’entre nous. Après la naissance de son septième enfant, une sortie prématurée, sortie qu’elle n’avait acceptée qu’avec appréhension, lui occasionnait une pneumonie. Mal inexorable qui, en quelques jours, aurait raison de cette femme forte, de nerfs solides. Elle accepta la mort avec son courage habituel, comme elle avait tout accepté dans la vie. Elle trouva la force d’appeler à son chevet, l’un après l’autre, pour leur donner ses suprêmes recommandations, son mari et chacun de ses enfants. Mandé en hâte de Montréal, j’assistai à son agonie. N’ayant fait que peu de ministère auprès des malades, j’ai vu rarement mourir. Au pied du lit