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deuxième volume 1915-1920

de ma sœur mourante, j’ai vécu des minutes pénibles, atroces. Comme à notre pauvre corps l’âme paraît opiniâtrement rivée ! Qu’il faut de spasmes, d’efforts violents pour les détacher l’un de l’autre ! La voix broyée, je dis les prières des agonisants. Un voile noir se glisse lentement sur tout un chapitre de mon enfance.

Mon frère Albert

Quatre ans plus tard, un deuil m’atteint de nouveau. Celui-ci peut-être plus cruel. J’avais un frère aîné, seul de mon nom. Seuls, en effet, nous avions échappé à la mortelle diphtérie qui, en huit jours, nous avait ravi, en notre enfance, notre sœur aînée, un petit frère et la première petite sœur du second lit. Certes, pour mon frère Albert et pour moi, les petits frères et sœurs venus après nous nous étaient chers. Mais, entre nous deux, qui eût pu nous reprocher de sentir un lien plus fort ? Séparés par moins de trois ans d’âge, aînés l’un et l’autre de la famille, nous avions été davantage des compagnons d’enfance, compagnons de jeu, compagnons d’école, compagnons de travail. Chaque été, avec quelle hâte — il me l’a confié bien des fois — il attendait mon retour du collège. Nous serions deux désormais à partager les travaux de la ferme. Travaux de fin de juin : premiers sarclages, réparations de clôtures, éliminations de mauvaises herbes, charriage du bois de grève ; puis travaux des foins, au milieu du chant des cigales et des goglus, dans la chanson du vent chaud et dans la senteur des parfums champêtres ; puis encore, travaux de la « récolte » proprement dite, fauchage et rentrée des grains, et toutes ces pièces de la terre qui se vident l’une après l’autre et vous laissent la nostalgie des jours finis. Tous ces travaux, cela va de soi, s’accomplissent au milieu d’interminables causeries, autour des veillottes de foin ou pendant le chargement des « voyages », moi dans la charrette et maniant la fourche du chargeur, lui, en bas, lançant, à bout de bras, fourchetées de foin ou javelles de grain. Il me débite la chronique de la vie de famille, la petite histoire de la paroisse pendant mon absence ; il y glisse ses confidences d’amoureux. Moi, je lui raconte ma vie de collège ; je lui parle