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quatrième volume 1920-1928

ricain, fort intelligent ; l’abbé Turbide, des Îles-de-la-Madeleine, géant original et amusant. L’on n’a pas oublié les habitués des environs, ceux de la paroisse : les docteurs Joseph Gauvreau, Jean-Baptiste Prince, Louis Verschelden ; Antonio Perrault, Omer Héroux, Georges Pelletier, Paul-Émile Lamarche. Et j’en oublie. Et Bourassa parle. Des frottements d’allumettes se succèdent pour réchauffer une pipe presque toujours morte. Une interruption, surtout une objection font rebondir la causerie. Point de problème contemporain sur lequel le causeur n’ait de clartés. Point de pays dont il ne connaisse l’histoire, souvent même l’économie, quelques aspects sociaux. Bourassa, je l’ai dit bien des fois, possédait un esprit et une culture d’envergure européenne. Espèce d’hommes plutôt rare chez nous. Pour ma part, en ai-je connu plus que deux : Bourassa et le cardinal Villeneuve ? Bourassa avait ses limites : il s’entendait médiocrement en philosophie, en littérature. En histoire, en politique, en diplomatie, il était de taille à évoluer de plain-pied en n’importe quel milieu américain ou européen. Le cardinal Villeneuve avait, lui aussi, ses limites. Mais en sciences ecclésiastiques, ayant peu d’égaux, il se trouvait chez soi dans les milieux romains, capable de frayer avec toutes les congrégations. Vers onze heures, onze heures et demie, l’abbé Perrier, le plus souvent, nous conviait au réfectoire du presbytère. Il y faisait servir un petit goûter avec du café, des biscuits, des fromages, du vin. Bourassa se régalait ; puis, un verre de vin à sa portée et un cigare aux lèvres, il se remettait à parler. Cela pouvait aller jusqu’à une heure, deux heures du matin, tant que les sujets lui sautaient à l’esprit, aussi longtemps que quelqu’un demeurait pour l’écouter. Alors, il tirait sa montre, sincèrement scandalisé d’avoir bavardé si longtemps. Et il s’en allait dispos, guilleret, comme soulagé d’un fardeau. Je l’ai dit un jour, j’ai entendu là, dans ces causeries du presbytère, quelques-unes des plus belles conférences du « maître ». Conférences sans apprêt, mais aussi nourries d’idées, d’intérêt passionnant, que les plus solennelles qu’il ait prononcées en public.

C’est l’époque où l’orateur, le conférencier, le journaliste, est le plus suivi, le plus admiré, le plus lu, le plus applaudi. Le De-