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voir est devenu plus qu’un journal ; il a pris le caractère, la dignité d’une institution très efficace, la première des institutions nationales du Canada français. De 1915 à 1922, Bourassa écrira ses plus retentissants articles ; il en tirera l’un des rares volumes qu’il ait publiés, Que devons-nous à l’Angleterre ? C’est aussi pendant ces sept années qu’il prononce quelques-unes de ses solides conférences, par exemple : Hier, aujourd’hui, demain ; La langue française au Canada. Années vivantes où Bourassa, adversaire de la participation du Canada à la guerre et actif champion de la minorité franco-ontarienne, s’attire l’allégeance admirative de tous les nationalistes canadiens, et devient, en même temps, le chef national du Canada français le plus éloquent, le plus puissant que sa race ait jamais produit. Vérité de fait trop oubliée par la jeune génération d’aujourd’hui qui, par manie de fronde ou de réaction, s’applique à diminuer ou à nasarder le « maître » d’hier. Elle se moque volontiers de ce qu’elle n’est pas loin d’appeler l’emballement de ses aînés. Elle a fait le recensement des quelques contradictions du penseur politique. Elle le traite comme si, en un visage, il ne fallait compter que les verrues. Surtout, elle affecte de ne voir en Bourassa qu’un tribun. Et elle entend bien, par là, qu’il n’ait été le plus souvent qu’un parleur sonore, plus riche de mots ou de véhémence que d’idées. C’est se méprendre étrangement sur l’homme ou sur la qualité du culte que lui a voué l’élite de ses contemporains. Nous avons aimé, admiré Bourassa, précisément parce qu’il figurait, à nos yeux, l’antithèse vivante du bavard creux et sonore dont l’espèce nous avait tant dégoûtés. Pour nous un homme enfin était apparu sur la scène, homme d’idées, d’une large et belle culture, d’une merveilleuse intelligence, d’un talent qui touchait au génie et qui projetait sur nos problèmes de fulgurantes lumières. L’homme était, en outre, de saine étoffe, d’une conscience noble, escarpée, inaccessible aux basses tentations. Canadien français jusqu’aux moelles, catholique sans marchandage, catholique ultramontain, que demander d’autre à un chef ? Sans doute, ce chef est un orateur, doué d’un talent de parole peu commun. Mais plus orateur que tribun. En son discours, rien du pathos électoral. Une véhémence lucide. Ce n’est pas la passion qui emporte l’idée ; c’est l’idée qui s’échauffe, se passionne. Je me rappelle ses plus magnifiques envolées oratoires. En ces moments-là, casqués, bottés, les arguments, eût-on dit, se pressaient en son