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quatrième volume 1920-1928

cerveau, en rangs de bataille, puis partaient au pas de charge. Toute la personne de l’orateur se donnait, se livrait. Sa figure paraissait inspirée ; la voix se faisait tantôt prenante, tantôt éclatante, tantôt pathétique à vous secouer jusqu’au fond de l’âme, jusqu’à vous faire passer dans les veines les suprêmes frissons. Une seule, une souveraine passion animait alors cet homme, une passion d’apôtre : convaincre, persuader, emporter d’assaut son auditoire. Tel fut le Bourassa que j’ai entendu, le Bourassa des bonnes années, de 1905 à 1922.

Évolution de Bourassa

À partir de 1922, que se passe-t-il en cet homme ? Ses meilleurs amis, les plus proches, s’inquiètent. Lui-même paraît un homme inquiet, moins sûr de soi, de sa doctrine, de l’orientation de sa vie. On le voit moins souvent au presbytère du Mile End. À ses amis, aux combattants des minorités, à ceux de l’Ontario, en particulier, il multiplie les « Prenez garde ! ». Ses discours deviennent uniformément moroses, amers. Il trouve un sombre plaisir, dirait-on, à fouailler ses compatriotes canadiens-français, à distribuer les bourrades à ses meilleurs amis. Le sujet de l’une de ses conférences : « Sommes-nous honnêtes ou canailles ? » donne le diapason de ses algarades. Il n’épargne personne, ni le clergé, ni les évêques. Il promène partout la torche vive, sans s’aviser qu’elle brûle jusqu’aux os. Que se passe-t-il ? Les uns font remonter l’évolution de Bourassa à son audience de Pie XI, du 18 novembre 1926 : audience manigancée, selon toute apparence, par des officieux irlandophiles qui en espéraient quelque profit au Canada. L’audience de Pie XI n’a pu déclencher une évolution d’ores et déjà commencée. C’est quatre ans auparavant, dès 1922, que les premiers symptômes s’en manifestent. C’est alors que le Dr Gauvreau me met au courant d’une longue conversation qu’il a eue avec Bourassa. Le « maître » se dit très inquiet à propos de notre enquête alors en cours sur « Notre avenir politique ». Où s’en va l’Action française ? Il oublie en quelle conjoncture politique s’insère cette recherche de l’avenir du Canada français et que l’un des premiers, cette conjoncture l’a effrayé. Je citerai plus bas quelques-uns de ses textes de ce temps--