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mes mémoires

J’ai appris avec un immense regret, je vous l’avoue, la décision que viennent de prendre les directeurs de l’Action canadienne-française. L’une des conséquences logiques de cet acte, comme vous n’en doutez pas, c’est la disparition, à échéance plus ou moins brève, de la revue L’Action canadienne-française. Car le problème d’administrer une œuvre de ce genre, si ardu soit-il, est peu de chose comparativement à celui de la diriger et rédiger, alors que tous les chefs se retirent sous leur tente, et que leur attitude paralyse nécessairement les collaborateurs de l’extérieur.

Je comprends qu’il peut y avoir à certain moment, chez les chefs d’un mouvement d’action difficile, désintéressé, un peu de lassitude ou de fatigue. Mais est-ce là suffisant pour tuer, du jour au lendemain, une œuvre unique par l’ampleur de ses vues et la haute action qu’elle ne cessait, depuis sa fondation, d’exercer dans tous les milieux, et particulièrement sur la jeunesse.

Pour ma part, je vous avoue que je tombe de haut. Vous savez que je n’ai pas, par tempérament, l’enthousiasme très facile, et que je n’ai pas non plus l’habitude de me payer de mots. Mais j’ai été élevé et formé, comme tous ceux de ma génération, avec, devant les yeux, cette espèce d’idéal canadien-français vers lequel semblait tendre l’ensemble des doctrines professées par l’A.C.-F. Idéal est peut-être un grand mot pour ce siècle et cette terre d’Amérique, mais il exprime ici ma pensée. Je sens bien, si la revue et son enseignement nous sont enlevés, que nous allons être bientôt, les hommes de ma formation, un peu comme des êtres sans direction, un peu comme des corps sans tête.

Je ne veux pas prendre les choses au tragique, croyez-moi, mais je ne puis accepter passivement, sans protester, ni sans déplorer le fait, que l’élite canadienne-française se prive volontairement d’un organisme élevé, de qui l’on attendait sans cesse des directives, non seulement dans le sens de la politique vraie, des œuvres sociales canadiennes, mais aussi bien dans l’économique, les lettres, les arts. Tout le monde peut bien se laver les mains de l’affaire, comme Pilate, mais je veux que vous sachiez que je n’en suis point.

Si tous nos hommes de premier plan se mettent à lâcher ; si toutes nos œuvres tombent les unes après les autres, pour des considérations d’ordre particulier, ou sur pression des puissances, puissances d’argent ou puissances politiques, — qu’allons-nous devenir ? N’entrevoyez-vous pas le jour où nous serons reve-