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cinquième volume 1926-1931
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simple mais fort, ce croyant pouvait arborer sa foi. Il y avait en l’homme comme en sa façon d’écrire, quelque chose de fin, d’exquis, de suprêmement correct, d’élégant : ensemble de qualités qui ne sont plus de ce temps, mais qui n’appartiennent qu’aux esprits suprêmement cultivés et équilibrés, fleurs d’une race qui touche à ses sommets et qui semble proche de sa fin. Bazin n’avait rien de cornélien. Mais dirai-je toute ma pensée ? Ce maître de la langue, cet esprit tout de finesse et qui savait jouer avec les passions humaines, comme j’aurais envie de voir en lui une des plus parfaites réincarnations du type racinien !

Nous avons parlé de bien des choses en ce dîner du 21 février 1931. Hôte impeccable, Bazin m’a surtout fait parler du Canada français, de la grande crise économique et sociale qui alors nous atteignait si durement. Mais je me souviens surtout d’un petit problème qui l’intriguait et l’inquiétait ce jour-là et sur lequel, sans doute, il s’était promis de me demander quelque éclaircissement. Venu au Canada, au moins deux fois, je pense, un certain malaise, sinon même une certaine inimitié entre Canadiens français et Français de France vivant en notre pays, ne lui avait pas échappé. D’où venait ce malaise ? Et d’où venait encore cette inclination de nos gens à ne voir en tout Français qu’un personnage irréligieux ? Opinion, sentiments qu’il estimait fortement dommageables au prestige de la France. L’explication, je n’avais pas à la chercher bien loin. Je la donnai à mon hôte sans la farder. On voudra bien ne pas oublier que je parlais de choses de 1931 et qu’aujourd’hui j’aurais à réformer, pour une bonne part, mon jugement. Mais, disais-je à M. Bazin, rien de mystérieux en ce que vous avez cru constater. Et je lui tins à peu près ce petit discours : « Une petite société de Français de France s’est installée dans la plupart de nos villes : à Montréal, à Québec, aux Trois-Rivières, société d’officiels, de marchands pour la plupart. Or, cette société qui vit par trop en vase clos, qui fréquente-t-elle le plus assidûment ? À qui réserve-t-elle ses meilleurs sourires, ses plus cordiales sympathies ? Force est bien de l’avouer : presque unanimement à la haute société anglo-canadienne. Elle ne fréquente guère ailleurs. Et vous avez alors cet étrange paradoxe d’un groupe français faisant bloc étranger au milieu d’une population d’origine française : des “frères séparés”,