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quoi ! Pourtant non. Ces “frères séparés” fréquentent une autre société, une société canadienne-française, mais la moins canadienne-française qui soit au Canada français : groupe de snobs, familles de gros bourgeois d’affaires, très Vive la France !, plus français que canadiens-français, ce qui ne les empêche pas de se désintéresser totalement de la vie de leurs compatriotes : groupe qui s’anglicise rapidement par mariages avec les fils ou les filles de la bourgeoisie anglo-canadienne. Vous admettrez, M. l’Académicien, que voilà chez nous des représentants de la France qui nous apprennent assez peu à connaître et à aimer la France. Pour ce qui est de votre réputation d’irréligieux ou d’areligieux, l’explication est aussi simple. Il se trouve d’excellents catholiques parmi ceux de vos officiels que vous nous envoyez. Mais il y en a d’autres… et j’ai peur qu’ils soient le nombre. Il y a pire. Vers 1880 et entre 1880 et 1890, une assez forte émigration d’ouvriers ou de journaliers de France déboucha dans le Québec. Il en vint en mon petit patelin ; rares même les paroisses qui ne comptaient quelques-uns de ces immigrés. Or la plupart, faut-il le dire, ne professaient nulle religion. Je me souviens qu’un jour, vers 1888, l’un de ces immigrés frappait à la maison paternelle. Il cherchait de l’emploi. Il s’appelait François Dabouis ou Debouis. Il nous arrivait en sabots et en blouse bleue, traînant même avec lui tout un rouleau de cette toile. Arrivant en pays sauvage, le prévoyant homme avait voulu s’apporter de quoi se vêtir au moins pour quelque temps. Or ce M. Dabouis, faisant Homais microbien mais fort authentique, entamait, chez nous, dès les premiers repas, une vive discussion sur l’existence de Dieu. Quant à lui, daignait-il nous apprendre, il avait décidé péremptoirement que Dieu n’existait point. Je me souviens de la chose, parce qu’alors enfant de dix à onze ans, je n’ai pas oublié la chaleur de la discussion à table, non plus que les ripostes victorieuses servies au philosophe français, par mon beau-père, qui pourtant savait à peine lire. Eh oui, monsieur l’Académicien, cette propagande antifrançaise, ce mauvais visage fait à votre pays, ce sont les vôtres qui les ont faits. Rien de plus fréquent, chez nous, que d’entendre vos immigrés, surtout en nos campagnes, seriner, avec un ton passablement fanfaron, cette petite phrase : — Nous autres, Français, vous savez, nous ne mettons pas les pieds à l’église. »