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poitrine ; un col blanc presque fermé, enserré d’une cravate, emplit le petit triangle du haut du veston ; et voici la tête ; une tête faite pour un pinceau d’artiste, traits réguliers, une moustache légère au-dessus de lèvres qu’on dirait quelque peu moqueuses, et des yeux qui regardent droit, yeux bleus demi-rieurs et demi-rêveurs ; un front large à peine ombragé par la chevelure séparée d’une raie sur le côté de la tête. Enfin et en toute la personne, une prestance, une distinction, une beauté saine, faite de noblesse et de cran : beauté de jeune dieu, aurait-on dit dans les temps anciens.

Je ne sais si, dans son équipe et même en toute sa génération, cet homme ne fut pas le plus séduisant. Ses amis lui trouvaient une ressemblance assez frappante avec sir Wilfrid Laurier. Ses plus intimes qui pouvaient se permettre avec lui cette plaisanterie d’un goût douteux, le disaient même fils naturel du grand homme. Sur quoi, LaVergne qui, à ses heures et dans l’intimité, savait être gavroche, ripostait : « Je n’en sais rien ; tout ce que je puis dire, c’est que ma mère était très libérale. » Certes, le personnage avait grand air. Nul besoin ne s’imposait pourtant de lui prêter une origine fantaisiste. LaVergne portait en ses veines le sang des seigneurs de La Fresnaye. Son grand-père habitait encore le manoir familial.

Pourvu de dons magnifiques, LaVergne était né, par surcroît, intelligent et éloquent. Il saurait écrire et parler. Un simple appel lui manquait : la rencontre de l’une ou l’autre de ces tâches stimulantes, exaltantes qui, de bonne heure, invitent un homme au rendement de sa pleine mesure. Tâches qu’il faut saisir à l’heure où elles passent, comme l’Esprit qui ne revient pas. Jeune collégien, au Séminaire de Québec, LaVergne subit la séduction de Laurier, idole de la jeunesse après 1896. Bourassa, le petit-fils de Papineau, remplace bientôt Laurier dans l’admiration de l’étudiant en droit, le Bourassa des années 1899-1900, le premier à se dresser contre l’idole Laurier et sa politi-