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mes mémoires

Venez que nous allions prendre l’air. » Et « prendre l’air », cela veut dire monter dans la petite Ford de l’Archevêque qu’il « chauffe » lui-même, puis partir, à travers le diocèse, le long de la Rouge, visiter une institution, une paroisse, souper à la bonne franquette chez un curé pris à l’improviste. Dans ces petites courses une chose me frappe, image presque uniforme : l’aisance de ce petit pays français, la propreté des maisons, des fermes, le charme des églises ; mais surtout la présence irrécusable, dirai-je, d’un morceau de terre française, d’une parcelle du Québec qui, à 1,000 milles de distance, aurait été transportée, par les airs, en son intégrité, avec toute sa culture, toute sa foi, une partie même de ses institutions. Paroisses encore homogènes pour la plupart que celles de la Rouge ; paroisses canadiennes-françaises avec cadres religieux et sociaux ; tout au plus quelques enclaves ici et là d’étrangers. En ce petit monde, y a-t-il encore des Métis ? Que sont devenus les premiers habitants et premiers propriétaires ? Mon guide me révèle, dans le paysage, un trait d’histoire sociale. Nous arrive-t-il, en cours de route, de passer devant une ferme en désarroi, presque à l’abandon : champs mal cultivés, clôtures branlantes, maisons, bâtiments en démanche, sans chaux ni peinture. « À ces signes, me dit l’Archevêque, vous reconnaîtrez une ferme de ces pauvres Métis. » À la vérité, il existe deux sortes de Métis, me dit-on là-bas, ceux qui montent et ceux qui descendent. Mais hélas ! ceux de la seconde catégorie l’emportent, ressaisis, semble-t-il, par leurs terribles hérédités indiennes. L’aisance du pays cache mal néanmoins une menace grandissante : menace qui provient du mythe du blé, de la culture unique de cette denrée. L’Archevêque s’en inquiète. À la tête de ses agronomes, il parcourt les paroisses pour convertir son peuple à la culture mixte ou multiple. « La culture du blé, me confie-t-il, ne peut enfanter à la longue qu’une race de paresseux. Trois mois de travail au plus, puis la récolte portée aux « élévateurs » et payée en partie. Sans troupeau, sans volaille, sans « train » à faire, le fermier n’a plus qu’à se croiser les bras de l’automne au printemps suivant. Les jeunesses s’en vont en Floride ou en Californie dépenser une partie du gain. Tout irait bien sans le hasard des saisons. Mais viennent une, deux années de gel prématuré ou de sécheresse, et c’est toute la structure économique de la prairie qui s’écroule. Et c’est même