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mes mémoires

masse se fait chaque jour plus encombrante. Longtemps toutefois j’ignorai cette battue de souscription qui m’eût mis à la gêne et que j’eusse empêchée. On finit par ramasser une dizaine de mille dollars. Un jour, on vint me l’offrir, me laissant liberté d’en user absolument à mon gré. Je refusai le cadeau. Il me répugnait de paraître pensionné, même par les miens, même par mes amis. Puis, je connaissais un peu mes compatriotes ; je savais que le jour où l’on me croirait possesseur d’une somme d’argent quelque peu rondelette, une nuée de quêteurs et d’emprunteurs viendraient m’assiéger. Je savais aussi que les $10,000 grossiraient démesurément dans l’imagination des malfaisants. Je ne me trompais guère. Dans son journal, Jean-Charles Harvey parla d’une pension de $100,000 que mes amis m’auraient assurée. On me fait savoir que, dans un récent volume de ses Mémoires, le sénateur T.-Damien Bouchard reprend l’antienne fantaisiste. Et il ajoute, ce qui est encore plus fantastique, que cette souscription était destinée à « renverser les libéraux au pouvoir » à Québec. Comme quoi les sénateurs ne sont pas toujours protégés contre l’infantilisme sénile !

Je répugnais moins à une rente ou pension viagère tirée des dix mille piastres. Une tentative de mes amis auprès d’une compagnie d’assurances leur parut inacceptable. Je persistai quand même dans mon premier refus. Les choses traînèrent en longueur. Au bout d’un an, les $10,000 grugés par un administrateur étaient tombés à $8,000. Quelqu’un me fit alors une proposition : « Si l’on vous achetait une maison où loger plus convenablement vos archives et votre bibliothèque ? » La proposition me plut davantage. Et voilà comment, au printemps de 1939, je devins citoyen d’Outremont, au no 261 de la rue Bloomfield. Logis alors vide depuis deux ans et qu’on paya exactement $8,000. Beaucoup de ceux qui m’y virent arriver, ne sachant rien de la souscription de mes amis, spéculèrent, en leur esprit, à qui mieux mieux, sur le haut salaire et sur les opulents droits d’auteur qui pouvaient permettre à un professeur d’université et à un écrivain d’avoir pignon sur rue en l’aristocratique petite cité. Mon entrée à Outremont ne changea rien à mon régime de travail, ni non plus, je l’espère bien, à mes allures et à mon caractère. Mais je me dois de l’écrire ici : si la vie, mes écrits, mes discours,