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mes mémoires

adapter à des auditoires parisiens, une série de conférences prononcées, en forme de cours publics, à l’Université de Montréal, conférences qui devaient former les deux gros volumes de mon Enseignement français au Canada. Impossible, en effet, d’aller servir à des auditoires étrangers une série d’études fouillées, hérissées de statistiques, de textes juridiques, exclusivement faites pour mon auditoire montréalais. Il me reste peu de temps. Je m’attelle fébrilement à cette tâche ingrate que je terminerai en route à bord du paquebot. J’ai fixé mon départ au 2 janvier. Dans la semaine entre Noël et le Jour de l’an, quelques-uns de mes amis me donnent un dîner de Bon voyage (Send-off), au Cercle universitaire de Montréal. J’y parais peu enthousiaste. On me trouve même un peu sombre. C’est qu’en vérité j’augure médiocre succès de ces cours que je m’en vais professer là-bas. Et quoi de plus explicable ? Qu’un Édouard Montpetit, académicien-né, bien connu dans les cercles parisiens, qu’un Rodolphe Lemieux, président des Communes au Canada, qu’un Émile Chartier, licencié ès lettres de la Sorbonne, vice-recteur de l’Université de Montréal et doyen de la Faculté des lettres, soient assurés de trouver à Paris un auditoire, cela va de soi. Mais à quoi pouvait bien s’attendre un petit abbé dépourvu de tout diplôme de caractère littéraire, simple professeur d’histoire du Canada, en une université débutante ? J’ai l’impression d’aller à un échec humiliant. À mon ami Jean-Marie Gauvreau, assis en face de moi à ce dîner, qui me reproche mon peu de confiance, je rétorque d’un bord à l’autre de la table :

— Mais voyons, Jean-Marie, combien avez-vous compté d’auditeurs aux cours de l’abbé Chartier ?

— Au dernier cours, onze auditeurs ; sur ces onze, neuf Canadiens.

— Voilà, dis-je, ce qui m’attend, et pas seulement au dernier cours.