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mes mémoires

pavage en pierre, et nous voici à la porte des Buissonnets. Enclose comme un cloître, la demeure des Martin se dresse, maison bourgeoise, en briques d’un rouge pâle cerclées de blanc. Inutile d’en décrire l’apparence extérieure ; l’image est au fond de toutes les mémoires. Combien ont formé le rêve de venir un jour errer sous ces fenêtres, en ce jardin que, plus encore que le Carmel, peut-être, elle emplit de sa présence. Et je ne sais vraiment si, au seuil de cette maison, l’émotion du pèlerin n’est pas plus vive que partout ailleurs, tellement affluent les souvenirs gracieux, les menus événements de l’enfance enchantée. Au premier étage, vous apercevez la salle à manger où Thérèse a pris son dernier repas, a passé sa dernière soirée en famille avant de s’en aller vers sa grande destinée. Au second, voici la chambre de son père, restée intacte, voici celle de Thérèse transformée en oratoire. Une pièce voisine contient le lit de la jeune fille, son prie-Dieu, ses livres d’école, ses jouets d’enfant, tous ces souvenirs qu’a immortalisés l’Histoire d’une âme. Et comme tout cela est resté vivant, singulièrement vivant ! Des personnalités puissantes ont marqué ici les moindres objets et ce coin de terre normande. On dirait que les Buissonnets ne sont vides que depuis hier.

Le jardin est plus exigu que ne le laissent croire les photographies. Jardin à la française, où pas un pouce de terre n’est perdu. Il y a des coins d’ombre et de mystère, beaucoup de place aussi pour le soleil, beaucoup de clarté dans la disposition des fleurs et des verdures, nulle surcharge. On va par les allées, lentement, plein d’un émoi délicieux, comme si Thérèse, hier même, y avait passé. Quelques arbres ont sûrement jeté de l’ombre sur la tête de l’enfant, cette tête blonde aux cheveux d’un or ruisselant que j’ai vus tout à l’heure à la salle des reliques. Dans ces allées elle a joué, couru avec ses sœurs, avec son « roi ». Elle y a écouté le divin appel, y a promené ses aspirations de future Carmélite. Un groupe de marbre marque l’endroit précis où un jour elle s’ouvrit à son père de sa précoce vocation. Tout l’ensemble est prenant. Je le sentirai bien davantage demain matin, quand j’aurai le privilège de célébrer la messe dans la chambrette de Thérèse. Par ce matin doux de février où passent des souffles de printemps, j’entends les oiseaux qui chantent par-delà les volets. Et je songe que Thérèse, qui aimait tant le chant des oiseaux, eut souvent, sans doute, dans cette chambrette, des réveils embaumés de poésie où son cœur d’enfant et de jeune fille se laissait « mélancoliser » par la nostalgie des choses divines. Mais là, tout près, elle entend la cloche de la cathédrale