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qu’il veut bien m’offrir. Ce 22 janvier, c’est pour un déjeuner. Je connais déjà M. Lauvrière depuis 1921, époque où il achevait La Tragédie d’un peuple, histoire de l’Acadie en deux volumes. En séjour à Paris, cette année-là, je lui ai rendu visite en compagnie d’Henri d’Arles et j’ai été même mêlé à quelques négociations entre l’éditeur Plon et l’Action française de Montréal, au sujet de la publication de La Tragédie. M. Lauvrière avait gardé un peu moins qu’un bon souvenir de ces anciennes relations. Il professait grande foi en son ouvrage. Professeur très pris par sa besogne, il avait sacrifié beaucoup plus que ses loisirs à cette histoire de l’Acadie. Il s’était passionné pour son sujet. La tiédeur, les marchandages qui d’abord accueillirent son œuvre, tant au Canada qu’en Acadie, eurent de quoi l’attrister. À l’Action française de Montréal, aux premières avances d’abord généreuses, succéda bientôt un peu de méfiance à la suite de sondages en Acadie. De ce côté-là y avait-il lieu d’espérer une vente considérable de La Tragédie d’un peuple ? Vers 1920, l’Acadie contemporaine n’en était encore qu’à l’aube de sa renaissance. L’œuvre de Lauvrière, d’aucuns la soupçonnaient passionnée, plus ou moins en accord avec l’histoire traditionnelle, celle d’Édouard Richard, en particulier, même redressée par Henri d’Arles. Il restait de bon ton, à l’époque, pour les historiens de l’Acadie, d’amenuiser jusqu’à l’absolution totale, les responsabilités du gouvernement britannique dans le Grand Dérangement. C’était leur manière de manifester leur loyalisme à la Couronne britannique, tout comme c’était la nôtre en proclamant le « bienfait providentiel » de la Conquête anglaise. Rien d’étonnant si l’Action française finit par se montrer réticente à la vente de La Tragédie. Toute opinion contraire à celle de Richard faisait peur. M. Lauvrière ne me tint pas rigueur de ces ennuis. Dès mon arrivée à Paris, en janvier 1931, je l’avais vu se multiplier pour me composer un auditoire à la Sorbonne. L’historien avait le port, le geste, la voix d’un pédagogue, mais avec des yeux extrêmement doux. Homme d’une trempe généreuse, avec un peu de candeur, et voire un grain de naïveté. Même après avoir écrit son histoire de l’Acadie, il trouvait encore à s’étonner de la duplicité des hommes. Il se laissait aller à des ingénuités d’enfant. Un jour,