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septième volume 1940-1950

symptômes : l’artério-sclérose. Notre mère venait d’atteindre ses soixante-dix-sept ans. Il fallut procéder à l’amputation d’une jambe, au-dessus du genou. Deux ans plus tard, l’implacable maladie s’en prenait à l’autre jambe, qu’il fallut encore amputer. La première amputation avait atterré la pauvre victime. Comment, à soixante-dix-neuf ans, accepterait-elle la seconde ? Elle se voyait, comme elle disait, portée dans un panier ainsi qu’un vétéran de la guerre. « À quoi serai-je bonne ? » Le chirurgien me confia la pénible tâche de lui faire, en rigoureuse vérité, l’exposé de son cas : ou point d’opération et la mort à brève échéance, et la mort avec intoxication cérébrale ; ou l’opération et alors dix chances à peine sur cent de survivre ; promesse de deux ans de vie au plus. Elle m’écouta froidement, sans verser une larme. « Donnez-moi une journée, jusqu’à demain midi, pour y réfléchir. » Le lendemain la réponse fut nette : « Qu’on m’opère, mais tout de suite. » Je la revois, à l’hôpital, au moment où on lui apporte la civière qui doit la conduire à la salle d’opération. Sa dernière jambe tuméfiée, violacée, la fait souffrir horriblement. Les infirmières s’approchent pour l’aider à monter sur le petit chariot. « Laissez-moi faire, leur dit-elle, je suis capable seule. » De la seule force de ses bras, elle se soulève de son lit et se glisse sur le coussin. Après sa première opération, elle avait pu marcher avec des béquilles, aller un peu où elle voulait. Désormais nous ne la verrions plus que sur sa chaise roulante. Victime enchaînée. Elle eut plus de peine à se résigner. Sa foi, sa faculté de rebondissement la servirent encore. Il lui arrivait de se plaindre un peu plus souvent de son affliction. Mais le ressort d’acier se raidissait en elle. Elle versait une larme aussitôt essuyée. Elle se remettait à causer, à rire ; elle était restée sereine, souvent joyeuse. Ses yeux, ses mains lui restaient. Elle les employa. Elle se mit à coudre, à repriser, à tricoter infatigablement. À quatre-vingt-quatre ans, elle qui n’avait jamais beaucoup travaillé dans les « bebelles », se mit à broder un couvre-pied, travail souvent repris, qui l’occupa pendant deux ans. Elle avait toujours eu le goût de la lecture. Après sa première opération, j’avais pris maison pour lui faire une « retirance ». Elle choisissait dans mes journaux, mes revues, ce qui pouvait l’intéresser. Le dimanche, comme elle ne pouvait travailler, je lui passais un livre, d’ordinaire une vie de saint de 200 à 250 pages. Elle le lisait dans sa journée. Puis vinrent les