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mes mémoires

années assombries. Un voile sur ses yeux la laissa mi-aveugle. Après la vue, le Bon Dieu lui demanda l’ouïe. Elle ne pouvait plus coudre, tricoter, broder, ni lire ; elle ne pouvait plus écouter la radio ; elle suivait malaisément une conversation. Elle ressentit plus cruellement ses nouvelles infirmités, se mit à prendre de la peine pour des petits riens. Sa lucidité d’esprit restait pleine. Elle savait encore causer ; elle savait moins rire. Sa voix forte, sa prononciation toujours nette faisaient oublier chez elle la nonagénaire. Ses doigts ne pouvaient plus faire qu’une chose : égrener le chapelet. Elle l’égrenait à toute heure du jour.

Deux ou trois mois avant ses quatre-vingt-quatorze ans, les premiers signes de la fin se manifestèrent par un amaigrissement subit, constant. Fait inouï, me dit-on, dans l’histoire de la chirurgie : elle avait survécu quinze ans à sa seconde amputation, dix-sept à la première. Elle vit venir la mort d’un œil calme, presque froid. Quatre jours avant son dernier moment, je lui parlais de l’Extrême-Onction.

— Si tu le penses nécessaire, me dit-elle, je suis prête.

— Votre sacrifice est donc fait ? lui dis-je.

— Ah, mon Dieu ! il y a longtemps qu’il est fait.

— C’est très bien ; mais vous pouvez le renouveler ; et à chaque renouvellement, obtenir autant et même plus de mérite que la première fois.

— Je le renouvelle tous les jours, fut sa réponse.

Alors, d’une voix claire, qu’on pouvait entendre de la pièce voisine, elle dit ces petites phrases bien ponctuées :

« Notre-Seigneur a dit : pardonnez, si vous voulez être pardonnés ; je pardonne à tous ceux qui m’ont fait de la peine, qui m’ont fait du mal ; et j’offre tout ce que j’ai souffert et tout ce que j’endure, pour l’expiation de mes péchés depuis mon enfance. »

Quand on leur parle de la mort, les plus résignés ne peuvent retenir une larme. Elle me dit ces choses, les yeux secs, la voix ferme, comme s’il se fût agi de la mort d’un autre. Pas un instant, elle ne parut regretter de mourir. « Mourir, c’est bien long », disait-elle tout au plus. Une nuit, elle trouva la force de se dresser sur son séant. Les bras tendus vers le mur, elle se mit à crier