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mes mémoires

et se mettra, pour y échouer, à la préparation d’une aciérie québecoise. Deux magnifiques esprits qui nous auront fait défaut et qui n’auront pu suivre la ligne de leur vie. Serait-ce un sort, une misère qui nous seraient propres ? Souvent je m’en suis exprimé : le spectacle le plus douloureux de ma vie aura été celui de tous ces talents avortés, arrêtés court, de tant de lâchages en cours de route, de tant de vies déviées de leur ligne. Serait-ce la fatalité de tous les petits peuples qui ont trop souffert, qui ont affronté trop de tempêtes ? On sait le sort des arbres poussés sur les hauts promontoires, ou sur les bords des lacs ou des fleuves trop battus par les grands vents : arbres malingres, tordus, victimes promises au premier ouragan…

Longue digression pour expliquer qu’en 1960, je pouvais encore, malgré qu’il m’en coûtât, accorder ma collaboration au Devoir : collaboration que je ne lui donnerais plus aujourd’hui. Je n’écrivis point à Laurendeau l’article qu’il souhaitait pour son numéro spécial du cinquantenaire du Devoir. Je lui écrivis une lettre où passaient presque toutes mes opinions sur les problèmes de l’heure. Je l’écrivis tout d’un trait, comme il m’arrive lorsque ayant eu le temps d’y penser, j’ai la chose au bout du pouce. Laurendeau en parut content. M’écrivant ses souhaits à l’occasion de mes 82 ans, il disait (Le Devoir, 13 janvier 1960) : « Nous avions demandé au chanoine, pour notre numéro spécial du 29, un article sur le patriotisme (Faut-il rajuster la définition du patriotisme canadien-français ?). Il nous a répondu à peu près ceci : Je dois me ménager, j’ai juré à mon médecin de refuser les articles, mais comment refuser tout à fait au Devoir, en pareille occasion : alors je vous adresserai une lettre. Ce qu’il a fait. Seulement la lettre vaut deux articles, c’est l’un des textes les plus substantiels que nous présenterons dans notre numéro spécial. Voilà comment le chanoine Groulx se repose et n’écrit plus d’articles… » Je note ce fait pour ceux-là qui voudraient savoir comment tournait alors ma pensée autour de nos plus graves problèmes. Le soir du cinquantenaire du Devoir, grand gueuleton à l’hôtel Reine-Elizabeth ; il m’y fallut prononcer une santé, celle du Canada français. Et c’est la façon dont un octogénaire peut défendre sa liberté.

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