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septième volume 1940-1950

chavirer le canot. Puis, sur la carte, je leur montrai comment, avironnant, ferraillant, enjambant, chantant, s’arc-boutant d’un point à l’autre, une poignée de Français avait réussi à mettre sous le signe du fleurdelisé une tranche énorme du continent, une tranche où noyer dix fois la France. Et je vois encore ces têtes dressées vers le tableau, ces yeux où luisait je ne sais quel réveil d’orgueil.

Et voici maintenant pour la part de l’élite dans la mission collective :

C’est par l’élite de ses intellectuels, écrivains, penseurs, philosophes, artistes, qu’une nation projette dans la vie les monuments les plus remarquables, les plus imposants de sa civilisation ; c’est par la même élite qu’elle crée l’atmosphère spirituelle d’un pays, situe, à son point d’altitude, la pensée nationale. Au milieu d’un petit peuple de vocation hésitante comme le nôtre, oserai-je dire que le premier devoir de nos intellectuels pourrait bien être de croire à leur mission d’intellectuels ? En fin de compte, ce n’est tout de même pas au peuple de garder sa foi, envers et contre tous, à notre mission française. À notre élite de nous fournir ce que j’appellerais nos deux convictions de base : conviction sur la valeur toujours actuelle de la culture française, conviction sur la valeur de notre réalité historique. Je ne parle pas inutilement de convictions de base. Si, dans l’Amérique de 1941, la culture française n’est plus qu’un brillant anachronisme, une exquise élégance d’esprit, mais impropre à façonner la sorte d’intelligences qu’exigent les dures batailles d’un siècle de fer, les partisans d’une éducation réaliste et pragmatiste ont raison : il n’y a pas de place sur le continent pour un peuple français. Si la réalité historique dont nous sommes issus n’a réussi à faire de nous qu’une ébauche, une scorie de peuple ; si notre passé, si beau que nous l’ayons cru, n’est qu’un mirage pour historiens romantiques ; s’il n’y a pas là ce dépôt de traditions et de réserves morales où puisse s’appuyer l’élan d’un peuple moderne, les défaitistes ont raison : le plus tôt nous tournerons le dos à ce passé et changerons d’âme, le mieux ce sera pour nous-mêmes et pour notre pays.

Je termine enfin par un court extrait de la conclusion :

Nous cherchons tous une idée, un but passionnants qui nous sortent de notre histoire en grisaille, une gamme supérieure où chanter notre vie. Il n’y a de solide contentement, de joie absolue pour un homme que dans la possession de sa vie en pléni-