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mes mémoires

braves gens, dans le monde nationaliste, me reprochaient volontiers ce qu’on appelait ma « brouille avec le Maître ». Ne pas me trouver là eût paru une dérobade. Aussitôt dit mon remerciement au conférencier, je saute dans la voiture du Dr Jacques Genest qui très amicalement s’est offert à me ramener à Vaudreuil en toute hâte[NdÉ 1]. À mon arrivée chez ma sœur, j’aperçois dehors beaucoup de parents qui parlent à voix basse. Ma mère était morte dans la soirée. On peut se sentir orphelin à tout âge. Je me souviens qu’une impression d’immense solitude m’enveloppa. J’étais le fils qui n’avait pu connaître son père ; je serais le fils qui n’avait plus de mère. En quelques instants, le déroulement de cette longue vie, si humble mais si pleine, se fit en ma mémoire. Des images plus vives, dominantes, se dégagèrent. Ce sont elles, ces images, que le lendemain, resté seul près du cercueil, pendant que, dans une pièce attenante, des femmes, mes sœurs et belles-sœurs, cuisinaient, je ne pus m’empêcher de jeter sur le papier. C’était comme une prière, une prière reconnaissante qui montait de mon cœur de fils. Je transcris ici ces pages, telles que je les ai écrites, ce jour-là.

Ma mère

Parmi les souvenirs ou les images que je garde de ma mère, trois ou quatre me sont plus chers que les autres.

Je la revois d’abord, telle qu’elle se décrivait à nous dans ses rares ouvertures sur son enfance, en route pour l’école. Fillette de huit ans, elle s’en va, d’un pas vif, sur le grand chemin, en robe d’indienne, en chapeau de paille attaché sous le menton, en souliers de bœuf, une ardoise, un livre ou deux, rarement deux livres à la main. On était pauvre chez elle. Elle faisait comme d’autres ; elle empruntait les livres des plus riches. En sa première année d’école elle partait de la terre de Fabien Desjardins, du rang des Chenaux sud (terre passée aujourd’hui à M. Gaston Élie) où travaillait son père. La famille émigra bientôt à l’île Cadieux, alors île déserte, sur le lac des Deux-Montagnes. L’on y vivra seul pendant onze ans, comme une famille de Robinsons. Le chemin vers l’école s’allongea, pour le coup, de plus de deux milles. Six milles à parcourir pour l’aller et le retour. Le grand--

  1. Voir Mes Mémoires, II : 264.