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septième volume 1940-1950

père Portelance traversait la fillette à la terre ferme en canot. Et l’enfant s’engageait, par un chemin de fortune, à travers un bois sauvage d’un demi-mille ; parvenue au trait-carré de la terre de Fabien Desjardins, elle la descendait jusqu’à la baie de Vaudreuil, y prenait le rang des Chenaux qui la conduisait au couvent. Le couvent ! quel souvenir elle avait gardé de ces religieuses de Sainte-Anne dont elle fut aimée et qu’elle avait toutes aimées. La plupart des Sœurs s’étaient trouvées parmi les compagnes de la fondatrice. C’étaient, nous racontait ma mère, de pauvres et humbles filles qui écuraient elles-mêmes leurs planchers, les balayaient avec un balai de cèdre, faisaient leur savon, leur pain. Sur les enfants, sur leur tâche d’institutrices, elles se penchaient avec le zèle plein de fraîcheur et d’allant de toutes les communautés naissantes. La petite fille aux yeux gris-bleus qui s’en allait vers ces femmes était la première des siens à vouloir être instruite ; elle serait la seule instruite de ses frères et sœurs. Ses deux lieues par jour, elle les marchait pour devenir, sans s’en douter, la tête de file d’une autre génération qui, celle-là, saurait lire et écrire. Les soirs d’automne et d’hiver, quand il lui fallait retraverser, dans l’obscurité tombante, le bois solitaire du Détroit, combien de fois la petite fille qui voulait savoir lire, dut se trouver téméraire, fut tentée de rester à la maison. Le lendemain, elle reprenait la route, poussée par quelque force secrète de la Providence, cette même force, cette même voix sans doute qui, contre le gré d’une mère peu soucieuse des choses de l’instruction, l’avait tirée de chez elle pour la jeter sur le chemin de l’école. Elle voulait s’instruire ; un aimant irrésistible la tirait vers le village, vers le couvent, vers ces femmes dont le costume nouveau et la vie de pauvresses avaient étonné, puis séduit ses yeux d’enfant. Désir, passion de savoir qui met, dans la vie de cette paysanne, une singulière grandeur. Sœur Marie de l’Ange-Gardien, originaire de l’île Perrot, enseignait aux petites externes ; elle savait à peine lire ; elle épelait ses mots, nous assurait notre mère. Au couvent, la petite élève de l’île Cadieux n’en apprendrait pas moins son catéchisme, au point de le réciter encore par cœur vingt ans et trente ans plus tard, sans jamais trébucher sur le moindre mot. Le soir, autour de la table, elle pouvait nous faire repasser nos leçons, corriger nos moindres déformations du texte catéchistique. Au couvent, la petite fille apprendrait encore sa grammaire française, une orthographe d’une