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L’Histoire Acadienne

alors qu’au-dessus de ma tête les hauts pins soupiraient l’élégie immortelle, j’eus sous les yeux le fameux bassin et le cœur de la vieille Acadie, panorama incomparable de grandes falaises rouges puis de plaines d’alluvion qui se relèvent en petites chaînes de montagnes. Avec les lèvres je me nommai les villages d’autrefois, Rivière-aux-Canards, Grand Prée, Cobequid… Soudain, à mes pieds, la rade s’anima ; des voiliers sinistres, ceux de Lawrence, passèrent devant mes yeux, chargés de leur cargaison humaine. Je vis les masses grises des proscrits entassés sur les ponts ; j’entendis le sanglot de détresse de ces malheureux, arrachés brutalement à leur pays, emportés vers des plages inconnues sans l’espoir d’un retour, et qui, au moment de l’adieu suprême, là-bas, au fond de la baie, voyaient flamber leurs moissons, leurs foyers, leurs églises, un long siècle de travail et de bonheur.

Le paysage, devant moi, respirait je ne sais quel apaisement dans sa solennité harmonieuse et douce. Mais le contraste ne me renvoyait que plus douloureusement le souvenir du bonheur qui là, en ce coin de pays, fut un jour broyé férocement. Alors, mesurant en moi-même la brutalité et la félonie qui ont commis ces choses, qui ont fait à ces Français, nos frères, ce mal jamais réparé, j’ai su pourquoi nous portons tous au cœur de vieilles blessures inguérissables.

Le crime de 1755 épuise tous les termes de la colère et de la flétrissure et serait propre à nous dégoûter de l’humanité. Quand on en cherche les motifs, on se heurte à une humanité au-dessous de toute bassesse. Ces motifs, c’est tout d’abord la peur et l’exaspération. Le 9 juillet 1755, l’armée anglaise de l’ouest, commandée par Braddock, est