Page:Guèvremont - Tu seras journaliste, feuilleton paru dans Paysana, 1939-1940.djvu/27

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à une phrase évasive dite dans un langage policé quand un oui ou un non lui aurait épargné tant de peines !

Cependant, elle n’accordait pas le monopole de la franchise aux paysans. Souvent elle avait assisté à ces « prises de bec », sorte de duel verbal, dans lesquelles deux terriens s’affrontent. Mais c’était là combat d’aigles, au grand air, chacun connaissant la force de l’autre.

Elle en était à ce point dans ses réflexions quand le train de misère s’ébranla. Le contre-coup fit abaisser le châssis dont Caroline avait mal ajusté les ferrures. L’engin haletait, râlait ; il avança, recula avant de se mettre en branle. À peine en mouvement, il envoya une traînée de fumée noire dans tout le wagon.

La nouveauté du trajet tint Caroline en éveil pendant un bout de temps. Habituée à vivre en montagne, elle avait une faible idée des terres basses. Le fleuve surtout l’occupa. Cette abondance d’eau lui parut proche parente de la mer ; et n’eût été la crainte de se rendre ridicule, elle aurait signalé à ses compagnons la présence d’un yacht au large. Mais l’uniformité de la plaine la lassa vite, pas un vallon, pas une élévation auquel le regard puisse s’attarder.

Un chasseur faisait la navette d’un wagon à l’autre portant dans un éventaire des fruits, des bonbons, des gazettes. Autrefois Caroline n’aurait songé à entreprendre un voyage sans y allier le projet de déguster en chemin quelque douceur. Aussi était-elle hantée par le goût de manger une orange. C’était sans conviction qu’elle faisait un non, de la tête, quand le chasseur débitait sa mar-