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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/31

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Nous nous écartâmes un peu dans la clairière entre les géants étendus. Il me découvrit une fraisière encore inexplorée et je pus me régaler tout à l’aise. J’aimais mieux ça que d’entendre les autres parler du drapeau et du roi.

Ils reprirent le travail et je restai encore un moment pour les voir faire, m’intéressant surtout au mouvement continuel de la grande scie que manœuvraient, au sommet de la bille, le vieillard napoléonien et, au pied, le jeune homme républicain. Je me roulai dans le sciage et m’amusai à en remplir mes poches ; puis je fis une provision de copeaux de choix ; et, enfin, je dis timidement que je voulais m’en aller.

Mon ami eut l’obligeance de me reconduire jusqu’à la zone des sapins et, avant de me quitter, il posa sur chacune de mes joues son museau barbu.

J’arrivai sans encombre à la lisière du bois et fus heureux de revoir ma pâture avec ses bruyères roses et ses genêts d’or dont le grand soleil amortissait l’éclat. Instinctivement, je cherchais des yeux le troupeau et ne pouvais l’apercevoir. Cela fut cause que je ne pris pas garde au fossé qui limitait notre terrain. Je roulai au fond sur un lit de broussailles d’où je me relevai tout meurtri, tout saignant, la blouse déchirée. Pour la deuxième fois de la matinée, je me montrai stoïque en ne pleurant pas. J’étais d’ailleurs bien trop préoccupé de mes moutons pour m’attendrir sur moi-même. Je me pris à courir au travers de la Breure, comptant les découvrir en train de « groumer » dans quelque coin : mais nulle part je ne les vis. Alors je me mis à faire le tour des bouchures : c’était un moyen sage. Vers le bas, du côté de la vallée, entre un chêne têtard et une vigoureuse touffe de noisetiers, une brèche était ouverte ; elle accédait à un champ de trèfle dont on avait fauché la première coupe et qu’on laissait repousser pour la