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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/32

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graine. Je m’y précipitai et pus voir aussitôt brebis et agneaux en train de se bourrer de trèfle vert, malgré la chaleur.

Mon premier acte fut de crier Médor qui m’avait abandonné dans la forêt pour suivre je ne sais quelle piste : Médor ne vint pas. J’en fus réduit à essayer tout seul de les rassembler et de les pousser vers la haie ; j’y parvins après mille peines ; mais au lieu de s’engager dans la brèche, ils se glissèrent de chaque côté et s’éparpillèrent de nouveau dans le trèfle. Une deuxième et une troisième tentative pour les ramener échouèrent de même.

Désespéré, je m’en fus tout pleurant vers la maison pour chercher du secours. Je n’y trouvai que ma grand’mère en train de dorloter ma petite sœur Marinette qui, souffrante de coliques, geignait sans discontinuer. Le premier mot de la bonne femme en m’apercevant fut pour me dire que j’amenais les moutons trop tard. Quand je lui eus avoué, en sanglotant, qu’ils étaient dans le trèfle, elle leva les bras au ciel, avec une lamentation pitoyable :

Ah ! là, là, là ! Voué-tu possib’ mon Ghieu ! Sainte Mère de Ghieu !… O vont tous gonfler !… O vont tous êt’ pardus !… Qui que j’vons faire, mon Ghieu ? Qui que j’vons dev’nir ?…

Elle prit la Marinette dans ses bras, traversa la cour, monta sur le tertre qui dominait la grande mare entourée de saules et se mit à clamer d’une voix déchirante :

— Ah ! Bérot !… Aaah ! Bérot !

Au quatrième appel, mon père répondit de même par un « Aaah ! » prolongé. Ma grand’mère lui cria alors de venir bien vite ; puis, m’ayant ordonné de rester là pour prévenir mon père, elle se sauva par la rue Creuse dans la direction de la Breure, portant toujours la Marinette dans ses bras.