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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/47

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que son retard n’eût la cause supposée par M. Vernier.

Dès quatre heures, la nuit vint : elle tombait du grand ciel bas et noir ; elle montait de la brume flottante au-dessus du sol qui s’était épaissie soudain. Je tremblais de froid, de faim et de peur. N’ayant rien mangé de la journée que mon croûton dur et mes pommes, je me sentais défaillir ; des grondements remuaient mes entrailles et des voiles sombres passaient devant mes yeux. J’étais aussi exténué de fatigue ; le faible poids de mon corps pesait lourdement sur mes jambes molles. Des regrets me venaient de ne pas m’être plus tôt hasardé à partir seul, bien que le chemin ne me fût guère familier. Mais à présent que s’enténébrait la campagne, j’aurais préféré geler sur place que de me mettre en route. Les cochons, comme moi fatigués, dormaient au fond du fossé ; j’en profitai pour m’asseoir auprès d’eux, refoulant mon chagrin.

Un domestique à face rasée sortit du château avec un panier vide, suivit à grands pas la ligne des arbres de la place et, par la rue pavée, disparut vers la ville ; il en revint un moment après, le panier lourd de provisions, et portant sous le bras un pain long à croûte dorée pour lequel j’eus un regard d’envie.

Cinq heures : c’était la nuit tout à fait. Je pus à peine distinguer une voiture de bohémiens s’éloignant de la ville par le chemin de chez nous. Deux hommes marchaient à côté du cheval qu’ils frappaient à grand coups de bâton. Derrière venaient trois adolescents de tailles diverses, dont les loques dépenaillées pendaient, et qui discutaient fort en une langue inconnue. Et de l’intérieur du véhicule, venaient des lamentations, des cris d’enfants battus, des voix de mégères qui se fâchaient. Ces gens-là n’avaient pas meilleure réputation qu’à présent ; j’avais entendu dire qu’ils ne vivaient que de