Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/48

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rapines et qu’ils volaient des enfants pour les torturer et en faire des mendigots exciteurs de pitié. Mon sang se glaça davantage et mon cœur se mit à battre plus que de raison. Mais les bohémiens passèrent sans me voir.

Et ils ne me virent pas non plus, les deux couples d’amoureux qui défilèrent peu après. Ils s’en venaient sans doute de danser dans quelque auberge. Les filles avaient mis leurs capes de travers en leur grande hâte de partir, vu l’heure tardive ; les garçons les serraient par la taille en une étreinte amoureuse que le froid rendait bien excusable.

Le sacristain avait sonné l’Angelus du soir. Le presbytère, les chaumières avaient clos leurs volets et ne laissaient entrevoir que de minces filets de lumière. Il gelait ferme ; la brume se dissipait en partie, et c’était maintenant comme un vague crépuscule qui faisait paraître bizarres tous les objets environnants. Je souffrais moins ; mon estomac s’était tu ; mais je devenais faible de plus en plus, et des voiles sombres brouillaient mes yeux plus fréquemment, et dans mes oreilles tintaient des sons de cloches, comme si l’Angelus eût sonné sans fin. Les cochons s’étaient éveillés et me donnaient à présent bien du mal à garder. Mais, en dépit de l’énergie qu’il me fallait dépenser pour les faire rester en place, le froid me gagnait les os.

Du côté de la ville, une grande clameur s’éleva… J’eus encore une peur atroce quand je vis apparaître, en un groupe affairé, les individus qui criaient ainsi. J’étais à ce moment en dehors de la place, à une petite distance sur le chemin de chez nous. Au carrefour, ils s’arrêtèrent et se séparèrent, après s’être fait des adieux bruyants : les uns prirent le chemin d’Autry, les autres vinrent de mon côté. J’eus un instant la pensée que mon père était peut-être de ceux-là. Mais quand ils