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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/66

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arrivait bien, à lui aussi, quand il tenait le manche ; mais il prétendait que c’était de ma faute parce que je conduisais mal les bœufs, et souvent il me giflait… Je compris à ce moment pourquoi, avec les meilleures raisons du monde, les faibles se trouvent avoir tort, et combien il est triste de travailler sous la direction des autres.

Je comptais souvent le nombre des sillons labourés au cours de l’attelée, et je supputais approximativement, par comparaison au travail des jours précédents, à quel moment il serait temps de partir. Quand il approchait d’être l’heure, je ralentissais ostensiblement en arrivant à la haie dans laquelle s’ouvrait la barrière d’accès, et j’épiais à la dérobée la physionomie de mon parrain, comptant qu’il donnerait le signal attendu. Mais il ne disait rien ; il restait impénétrable, et je devais retourner les bœufs, faire un long tour encore, au bout duquel m’attendait souvent une nouvelle déception plus profonde de toute la croissance de mon espoir. D’ailleurs, la plupart du temps, mon parrain attendait pour partir qu’on appelât de la maison : car il n’avait pas de montre et, par les temps sans soleil, rien ne pouvait le régler que la quantité de travail accompli ou le degré de faim qu’accusait son estomac. À cause de l’éloignement des villages, nous entendions même rarement la sonnerie de l’Angelus de midi qui aurait pu nous donner une vague indication, arrivant juste au milieu de la tâche quotidienne.

Quand il faisait beau, les séances se passaient avec un minimum d’ennui ; mais par les mauvais jours, vraiment ça n’en finissait plus. Il me souvient d’un mois de mars où nous labourions dans le champ des châtaigniers, le plus éloigné de nos champs. Il faisait toujours un grand vent de Souvigny, c’est-à-dire du plein Nord, avec des averses froides, des giboulées de grésil