Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/166

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mêle dans un tourbillon quelconque, se ruant les uns sur les autres, se poussant, se traînant ; il y en avait eu d’élevés, d’autres de foulés aux pieds ; tous les autres hommes enfin s’étaient pressés, entassés et remués dans cette immense cohue, dans ce long cri d’angoisse, dans ce prodigieux bourbier qu’on nomme la vie.

Mais lui, lui, esprit céleste, jeté sur la terre comme le dernier mot de la création, être étrange et singulier, arrivé au milieu des hommes sans être homme comme eux, ayant leur corps à volonté, leurs formes, leur parole, leur regard, mais d’une nature supérieure, d’un cœur plus élevé et qui ne demandait que des passions pour se nourrir, et qui, les cherchant sur la terre d’après son instinct, n’avait trouvé que des hommes, — que venait-il donc faire ? il était rétréci, usé, froissé par nos coutumes et par nos instincts.

Aurait-il compris nos plaisirs charnels, lui qui n’avait de la chair que l’apparence ? les chauds embrassements d’une femme, ses bras humides de sueur, ses larmes d’amour, sa gorge nue, tout cela l’aurait-il fait palpiter un matin, lui qui trouvait au fond de son cœur une science infinie, un monde immense ?

Nos pauvres voluptés, notre mesquine poésie, notre encens, toute la terre avec ses joies et ses délices, que lui faisait tout cela, à lui qui avait quelque chose des anges ? Aussi il s’ennuyait sur cette terre, mais de cet ennui qui ronge comme un cancer, qui vous brûle, qui vous déchire, et qui finit chez l’homme par le suicide. Mais lui ! le suicide ? Oh ! que de fois on le surprit, monté sur la haute falaise, regardant d’un rire amer la mort qui était là devant, lui riant en face et le narguant avec le vide de l’espace qui se refusait à l’engloutir !

Que de fois il contempla longtemps la gueule d’un pistolet, et puis, comme il le jetait avec rage, ne pouvant s’en servir, car il était condamné à vivre ! Oh !