Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de monter ? Oh ! si la mer s’étendait au delà du rivage et des rochers, comme elle irait loin, comme elle courrait, comme elle bondirait ! ce serait plaisir de la voir, mais cela…

— Tu veux donc la mort, dit Satan, la mort dans tout ?

— C’est le néant que j’implore.

— Et pourquoi ? tu crois donc que rien ne subsiste après le corps ? que l’œil fermé ne voit plus et que la tête froide et pâle n’a point de pensée ?

— Oui, je crois cela, pour moi du moins.

— Et que veux-tu enfin ? que désires-tu ?

— Le bonheur !

— Le bonheur ? y penses-tu ? le bonheur !… tu l’auras dans la science, tu l’auras dans la gloire, tu l’auras dans l’amour.

— Oh ! nulle part ! Je l’ai cherché longtemps, je ne l’ai jamais trouvé ; cette science était trop bornée, cette gloire trop étroite, cet amour trop mesquin.

— Tu te crois donc supérieur aux autres hommes ? tu crois que ton âme…

— Oh ! mon âme… mon âme !…

— Tu n’en as donc pas ? tu ne crois à rien… pas même à Dieu ? Oh ! tu succomberas, homme faible et vaniteux, tu succomberas, car tu as refusé mes offres ; tu succomberas comme le premier homme. Que son regard était fier, comme il était insolent et fort de son bonheur, lorsque, se promenant dans l’Éden, il contemplait d’un œil béant et surpris ma défaite et mes larmes ! et lui aussi je le vis succomber, je le vis ramper à mes pieds, je le vis pleurer comme moi, maudire et blasphémer comme moi ; nos cris de désespoir se mêlèrent ensemble et nous fûmes dès lors des compagnons de torture et de supplice. Oh ! oui, tu tomberas comme lui, tu aimeras quelque chose.

— Et tu me prends donc pour un homme, Satan ? pour un de ces êtres communs et vulgaires qui crou-