Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/175

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pissent sur ce monde où un vent de malheur m’a jeté dans sa démence et où je me meurs faute d’air à respirer, faute de choses à sentir, à comprendre et à aimer ? Tu crois que cette bouche mange, que ces dents broient, que je suis asservi à la vie comme un visage dans un masque ? Si je découvrais cette peau qui me recouvre, tu verrais que moi aussi, Satan, je suis un de ces êtres damnés comme toi, que je suis ton égal et peut-être ton maître. Satan, peux-tu arrêter une vague ? peux-tu pétrir une pierre entre tes mains ?

— Oui.

— Satan, si je voulais, je te broierais aussi entre mes mains. Satan, qu’as-tu qui te rende supérieur à tout ? qu’as-tu ? est-ce ton corps ? mets ta tête au niveau de mon genou et de mon pied, je l’écraserai sur le sol. Qu’as-tu qui lasse ta gloire et ton orgueil, l’orgueil, cette essence des esprits supérieurs ? Qu’as-tu ? réponds !

— Mon âme.

— Et combien de minutes dans l’éternité peux-tu compter où cette âme t’ait donné le bonheur ?

— Cependant, quand je vois les âmes des hommes souffrir comme la mienne, c’est alors une consolation pour mes douleurs, un bonheur pour mon désespoir ; mais toi, qu’as-tu donc de si divin ? est-ce ton âme ?

— Non ! c’est parce que je n’en ai pas.

— Pas d’âme ? eh quoi ! c’est donc un automate vivifié par un éclair de génie ?

— Le génie ! oh ! le génie ! dérision et pitié ! À moi le génie ? ah !

— Pas d’âme ? et qui te l’a dit ?

— Qui me l’a dit ? je l’ai deviné… Écoute, et tu verras. Lorsque je vins sur cette terre, il faisait nuit, une nuit comme celle-ci, froide et terrible ; je me souviens d’avoir été apporté par les vagues sur le rivage… Je me suis levé et j’ai marché. Je me sentais heureux alors, la poitrine libre ; j’avais au fond de moi quelque