Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/19

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de banque, ni une décoration, ni un beau poignard, ni une lettre de noblesse, ni une nomination à la chancellerie, ni même quelques pistoles, ni même une bague, ni même un simple bijou, ni même la plus petite chose, ni même le plus mauvais madrigal, mais c’était un portrait en miniature : les narines étaient ouvertes, la bouche béante si bien qu’elle semblait braire, avec ses oreilles gracieusement rabattues sur son col, et ses grands yeux ternes étaient ouverts comme l’original.

Ce n’était rien moins qu’un âne en toutes ses parties.

Chevrin resta muet à cet aspect, toutes ses espérances déchues, toutes ses illusions envolées comme un brouillard. Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont envolés comme un brouillard ! Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont évanouis devant… une tête d’âne !

Il lui vint une idée, non à l’âne, mais à l’homme. Il pensa que le roi oubliait ses services, qu’il abandonnait son ancien ami de bataille, et il pleura. Oh ! combien de pleurs ont coulé devant une tête d’âne !

Puis il pensa que le roi avait voulu plaisanter et il sourit, comme on a souri… devant une tête d’âne ; ensuite, pour mieux la voir, il l’approcha de la fenêtre. Combien n’a-t-on pas mis au jour de têtes d’ânes !

Néanmoins il se promit une vengeance.

Qu’on veuille bien se transporter à quelques mois de là. C’était à la table du roi de Prusse ; arrivé au dessert, Chevrin tire une boîte de sa poche ; c’était la certaine petite boîte qui contenait le portrait d’âne, mais cette fois elle était ouverte, et chacun, prenant une miniature renfermée dedans, regardait le roi scrupuleusement et ramenait ses yeux vers la peinture disant : « Oui, c’est bien lui, sa bouche mi-ouverte semble parler ; c’est bien là ses larges narines et ses grands yeux ouverts. »