Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/242

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les comédies du second ordre et les contes moraux de Marmontel. Mais maintenant un homme s’avance vers une femme, il la lorgne, il la trouve bien, il en fait le pari avec ses amis ; est-elle mariée, la farce n’en sera ne meilleure.

Alors il s’introduit chez elle, il lui prête des romans, la mène au spectacle, il a surtout soin de faire quelque chose d’étonnant, de ridicule, enfin d’étrange ; et puis, de jour en jour, il va chez elle avec plus de liberté, il se fait l’ami de la maison, du mari, des enfants, des domestiques ; enfin la pauvre femme s’aperçoit du piège, elle veut le chasser comme un laquais, mais celui-ci s’indigne à son tour, il la menace de publier quelque lettre bien courte, mais qu’il interprétera d’une façon infâme, n’importe à qui fût-elle adressée ; il répétera lui-même à son époux quelque mot arraché peut-être dans un moment de vanité, de coquetterie ou de désir ; c’est une cruauté d’anatomiste, mais on a fait des progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent un cœur comme un cadavre.

Alors cette pauvre femme, éperdue, pleure et supplie ; point de pardon pour elle, point de pardon pour ses enfants, son mari, sa mère. Inflexible, car c’est un homme, il peut user de force, de violence, il peut dire partout qu’elle est sa maîtresse, le publier dans les journaux, l’écrire tout au long dans un mémoire, et le prouver même au besoin.

Elle se livre donc à lui, à demi morte ; il peut même alors la faire passer devant ses laquais qui, tout bas, sous leurs livrées, ricanent en la voyant venir si matin chez leur maître, et puis quand il l’a rendue brisée et abattue, seule avec ses regrets, ses pensées sur le passé, ses déceptions d’amour, il la quitte, la reconnaît à peine, l’abandonne à son infortune ; il la hait même quelquefois, mais enfin il a gagné son pari ; et c’est un homme à bonnes fortunes.

C’est donc non un Lovelace, comme on l’aurait dit