Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/472

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caves d’un cabaret, il faut mieux s’enivrer de sang que de vin et arriver enfin soûls de la vie que soûls d’une bouteille.

Eh bien, non !

Honneur à la passion la plus douce, la plus noble, la plus vertueuse, la plus philosophique de toutes les passions, passion des sages et des Dieux, car ceux d’Homère s’enivrent comme des laquais, et l’Olympe va danser à la barrière, le dimanche, et se met en goguette une fois la semaine. Celle-là, au moins, est sans déception et sans lendemain, passion qu’on peut toujours satisfaire.

Vraiment, est-ce que la plus belle classification psychologique vaudra pour vous les rangs symétriques d’une cave bien montée ? est-il une passion, un caprice qui dure aussi longtemps qu’une gorgée de bon vin ?

Je demande aux gens qui ont vécu si jamais le souvenir de quelque amour de jeunesse a valu pour eux la trace humide d’une liqueur sur le palais ; votre maîtresse ou votre femme vieillit ; pour peu que vous soyez vertueux, vous n’en changez pas, vous la gardez, n’est-ce pas ? chaque jour elle s’épuise, vous n’avez plus que la lie de vos anciennes délices. Mais le vin, au contraire, s’améliore chaque jour ; c’est une saveur de plus, une volupté à une volupté, un anneau de plus à ce chaînon de bonheur, de tendres extases, de savoureuses sensations.

Ô bouteille silencieuse, si j’avais autant de génie que d’amour, je voudrais te faire un poème ou te bâtir une statue !

Mais hélas ! douce ivresse si méprisée et si commune, tu es comme la vertu, tu trouves ta satisfaction en toi-même.

Cependant, on t’élève des autels, où tes adorateurs viennent te puiser au fond des verres, comme la vérité au fond du puits ; et malheur au joyeux philosophe qui la fait sortir dans la rue !