Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/484

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

teur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? — Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n’est ni instructif, ni amusant ni chimique ni philosophique ni agricultural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de la Bourse, ni des replis intimes du cœur humain, ni des habits moyen âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d’un fou, c’est-à-dire, le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même ?

Je ne sçais pas plus que vous ce que vous allez lire, car ce n’est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.

Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme ; du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même ; j’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme, qu’on y trouvera, depuis le commencement jusqu’à la fin, une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes.

On y verra comment il faut croire au plan de l’univers, aux devoirs moraux de l’homme, à la vertu