Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/517

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un cercle d’amis qui vinrent un jour dans l’hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l’âcreté par un liquide quelconque.

Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu’on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l’un avec les pincettes en main, l’autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai :

— Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit.

Une adhésion de toutes les têtes m’engagea à commencer.

— Je me rappelle que c’était un jeudi, — j’étais, je crois, en cinquième — vers le mois de novembre, il y a deux ans. La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j’entrai d’un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna, à peine si je la saluai, car j’étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m’appelaient pas un enfant, comme les dames, ou un ami, comme les petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire.

Mais, grâce à Dieu, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur.

Elles étaient deux jeunes filles, des sœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu’on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin et les amuser enfin, sans l’œil d’une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l’enfance. La plus âgée avait quinze ans, la seconde douze à peine ; celle-ci était petite