Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/104

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cela ! il y a un océan que tu n’as pas traversé, un empire de plus ! Est-ce assez ? marche donc ! » Il se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.

Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant, emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde esclave à la croupe de son cheval.

Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope, souvent le sang lui vient jusqu’au poitrail, souvent son pied entre dans le ventre des morts. S’il lève la tête, il voit un ciel rougi par la lueur de l’incendie.

Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du Sud au Nord. Il passa par l’Asie et l’Europe, l’ancien et le nouveau monde ; il traversa les océans de la glace et les mers du Sud où l’eau brûle et fume sur un sable de feu ; les déserts, les forêts, tout garda l’empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque chose à chacun de ses pas.

Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n’y lava pas ses mains, il ne s’assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les nues s’en aller et venir dans le ciel.

Il n’aimait rien ; son âme était vide comme le désert et insatiable comme lui. À mesure qu’il avançait, son ambition se grossissait aussi, la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.

Enfin il arriva que tout fut fini, et qu’un jour son